Une soirée avec remise de prix pour récompenser un chemin
de vie particulier, exceptionnel. L'animateur, dont l'attitude et le discours lui ont instinctivement déplu, perd toute crédibilité aux yeux d'
Irène Frain au moment où il déclare « Oui, vraiment, je tiens à le répéter, vous qui êtes venue de nulle part et sortie de rien… »
Elle ressort irritée, mortifiée, sa fureur contenue par son impuissance à réagir face à ces paroles choquantes.
Ce « Rien », quel est-il ? Est-ce finalement une vérité ? Cette maladresse de l'animateur lui revient quelque temps après pour finalement, des années plus tard, chercher « l'histoire qui avait déterminé la mienne : celle de mon père. »
Les lieux ont forcément gardé des traces de son père, Jean le Pohon, au pays de Cléguérec dans le Morbihan. C'est donc là qu'elle est allée voir l'exploitation où, à l'âge de onze ans, il a été placé comme beutjul, gardien des vaches. Elle y rencontre « deux trésors vivants de la mémoire du pays » et le passé de ce petit bout de terre bretonne se réveille. Une rivière y coule paisiblement aujourd'hui mais à l'époque elle marquait une frontière entre les terres riches et le pays de la forêt et des pierres. Baignée dans l'intolérance religieuse, la Bretagne scindait son peuple en Blancs, le côté des curés, ou en Rouges du côté laïc, mais ici, du côté de la forêt, il y avait aussi les Noirs, des protestants dont ses aïeux.
Riche de cette information, l'autrice se replonge dans tous les écrits laissés par son père. D'une petite valise de carton noir, elle exhume des carnets remplis à différentes époques, des lettres postées à sa femme pendant la guerre, quelques photos, des agendas annotés. En mémoire, quelques échanges avec son père lui reviennent, des paroles de sa mère, et le « Rien » se définit, se comble.
Au fur et à mesure de sa quête, ce zoom sur le parcours de son père dévoile un pan historique de la Bretagne rurale de l'entre-deux-guerres. Alors que tout le monde se parle en breton, cette langue ne doit pas franchir les portes de l'école, c'est « la langue des arriérés ». Jean s'y pliera mais, brillant élève, ne pourra aller au-delà du certificat d'étude. Il doit rapporter les quelques sous nécessaires à la survie de la mère. À la ferme, il loge dans le grenier, au-dessus de la soue aux cochons dont on imagine l'odeur. Il grandit, déterminé et droit, des traits de caractère qui en feront un homme taciturne, sévère mais toujours respectueux des règles. Pour échapper à la misère, ses soeurs font face à la colère maternelle et prennent le large, direction Paris où de nombreux bretons et bretonnes tentent leur chance.
Les pas d'
Irène Frain ont effleuré avec une grande délicatesse ces traces laissées par son père. Discrète et attentionnée, elle rend un bel hommage à la détermination et la force de cet homme, à son « énergie du pays de la forêt et des pierres » dont elle a héritée. Non, elle n'est pas fille de Rien !
Il est grand temps d'arrêter de considérer que celui qui n'est pas né à Paris mais dans une famille modeste de la province bretonne, que l'on appelle prudemment aujourd'hui un « territoire », n'est pas forcément
sorti de rien.