Fils d'immigrés ghanéens, l'américain
Nana Kwame Adjei-Brenyah grandit à Spring Valley dans l'état de New-York. Après avoir décroché son MFA (Master of Fine Arts) à l'université de Syracuse, siège du comté d'Onondaga, le jeune homme devient professeur et finit par publier son premier recueil de nouvelles en 2018 sous le titre de
Friday Black.
Acclamé par la critique américaine et sélectionné par
Colson Whitehead (
Nickel Boys) en personne pour intégrer la National Book Foundation,
Nana Kwame Adjei-Brenyah arrive enfin en langue française dans la prestigieuse collection Terres d'Amérique dirigée par Francis Geffard chez Albin Michel.
Un évènement qui risque de faire date…
Dans ces douze nouvelles, une voix unique et talentueuse se fait jour.
Dès la première histoire,
Nana Kwame Adjei-Brenyah saisit le lecteur, l'agrippe par le col et lui montre les fêlures du rêves américain.
Avec Les 5 de Finkelstein, nous faisons la connaissance d'Emmanuel, un jeune noir devenu expert dans l'art de contrôler son « Degré de Noirceur » afin de se fondre dans une société blanche devenue un vrai piège à ours pour les noirs.
Alors qu'il se réjouit de pouvoir enfin réussir un entretien d'embauche, Emmanuel est hanté par un fait divers qui secoue l'Amérique. Un fait divers très proche de la mort d'un Trayvon Martin, cet adolescent noir abattu par un latino-américain de 28 ans alors qu'il n'était même pas armé.
Dans le monde d'Emmanuel, Trayvon Martin se dédouble, devient cinq.
Cinq enfants qui font sauvagement décapités à la tronçonneuse par un père de famille américain blanc et respectable. Un père de famille qui voulait sauvegarder la vie de ses deux enfants à lui, menacés par ces cinq gamins qui jouaient autour d'une bibliothèque un peu trop tard et un peu trop encapuchonné à son goût. Alors que George Wilson Dunn échappe à la justice, les noirs se révoltent. Une révolte qui passe par l'assassinat sauvage d'autres blancs en répétant le nom des enfants martyrs comme un mantra, comme un bouclier. En se gravant le chiffre 5 sur le corps à chaque mort supplémentaire.
L'un des amis d'Emmanuel, Boogie, tente de le réveiller… « Cet homme dans le bus, c'est ton frère […] Faut le protéger. Oui, peut-être qu'il faut le réveiller, mais quand il dort, il est sous ta responsabilité. » et
Nana Kwame Adjei-Brenyah s'interroge : la vengeance suffit-elle à effacer les crimes ? Suffit-elle à apaiser l'injustice ? La vengeance sur des personnes innocentes mais complices inconscientes, peut-elle faire avancer les choses ?
Et si c'était ça, être noir en Amérique ? N'être soi que sous peine d'une balle dans la nuque ? C'est ici que commence la longue réflexion de l'auteur sur l'identité et le soi, sur ce dédoublement qui intervient quand l'on ne peut être qui l'on est vraiment face à une société qui nous chasse, qui nous broie. Comme la sensation perpétuelle de jouer un rôle, un drame perpétuel qui détruit tout.
Cette idée,
Nana Kwame Adjei-Brenyah la prolonge dans pas mal d'autres textes, à commencer par Zimmer Land, qui, comme Les 5 de Finkelstein, pourrait être le scénario d'un film de Jordan Peele. Dans Zimmer Land, Isaiah n'est pas qu'un employé noir d'une société de divertissement lambda.
Il est l'acteur et le complice malgré lui d'une mascarade totale, d'une justice tronquée, déformée, dégoûtante. Zimmer Land, c'est le titre d'un parc d'attractions (qui renvoie aussi au tueur de Trayvon Martin) où, selon le module que vous choisissez, vous pouvez déjouer un attentat ferroviaire fomenté par de dangereux musulmans ou vous défendre contre l'agression supposée d'un noir à proximité de votre maison. Alors voilà Isaiah qui meurt encore et encore sous les balles factices des bons blancs bien dans leur droit.
Condamnation de cette faculté américaine à justifier ses propres crimes, sa propre violence par des valeurs de libertés et de sécurité.
Cette ballade terrifiante montre la nature humaine sous son aspect le plus vil, bouffée autant par l'attrait pour la domination que par l'argent. En un sens, Zimmer Land rappelle
Vigilance de
Robert Jackson Bennett, dénonçant lui aussi la nécessité de l'américain lambda à se sentir puissant dans une société où il n'est plus rien, à se faire justicier et chevalier de pacotille, à payer pour la souffrance et à la transmettre aux autres, notamment à ses enfants.
Comment être noir dans l'Amérique d'aujourd'hui ?
Pour le comprendre,
Nana Kwame Adjei-Brenyah regarde d'abord la société américaine et détricote ses obsessions malsaines. Dans trois de ses nouvelles,
Friday Black, Comment vendre un blouson selon les recommandations du Roi de l'hiver et Dans la vente, l'auteur nous plonge dans l'absurdité du monde de la vente poussé jusqu'à l'horreur. On assiste ainsi à une relecture zombiesque du fameux Black Friday où les clients ne sont qu'à peine humains, plutôt des bêtes sauvages, des êtres dévolués qui communiquent au moyen d'un langage rudimentaire et heurté que seul le vendeur expérimenté peut comprendre et interpréter. Mais ce qui frappe dans ces trois récits, ce ne sont pas tant la violence et l'avidité poussées à l'extrême que le caractère pathétique de ces clients devenus esclaves d'un système qui les pourrit, d'un système qui les avilie et les vide de leur substance. Plus pitoyable qu'écoeurants, plus digne de pitié que de haine. Mais si
Nana Kwame Adjei-Brenyah parvient à nous épater, c'est par son sens de la nuance, une nuance précieuse, formidable, émouvante. Cette capacité à traiter en humain dans un système qui ne le permet pourtant plus. Ou lorsque le vendeur de Dans la vente avoue que sa cliente toute heureuse de l'entendre baragouiner quelques mots de sa propre langue, à savoir l'espagnol, « est tout pour moi. ». Il reste dans ces écrits à priori terribles, une humanité troublante qui naît du sentiment intime que fait naître
Nana Kwame Adjei-Brenyah entre le lecteur, le narrateur de son histoire et les pauvres âmes qu'ils croisent en chemin.
Refusant les cases et les genres,
Nana Kwame Adjei-Brenyah se balade de dystopie en histoires fantastiques en passant par l'horreur et même par le conte.
Assumant cette liberté de ton jusqu'au bout du bout, l'auteur nous emmène par exemple dans une société dystopique où la Vérité règne en maître, où l'émotivité est une faiblesse et où tout un chacun doit sacrifier son amour-propre devant le jugement impitoyable des autres. Une société où l'on se drogue au Bien, enfants compris, pour trouver le Meilleur des Mondes.
Au sein de cette Nouvelle Fédération, Ben se rend compte que quelque chose cloche, que la cruauté est devenue la norme sous prétexte d'authenticité, que le mensonge, que l'on décriait tant, a peut être son utilité sociale en fin de compte. Surtout quand certains ont le droit à des manipulations génétiques prénatales qui les optimisent pour le monde réel. C'est encore une double identité qui accable notre héros, celle d'un gamin tiraillé entre la vérité des Têtes Baissées et l'injustice d'une société impitoyable qui a voulu devenir trop transparente, trop impeccable.
C'est l'uniformisation de la pensée qui détruit l'individu, peu importe de quelle idéologie ou bonne intention on part.
Des bonnes intentions, on en retrouve ailleurs et notamment dans L'Hôpital où, récit fantastique où un jeune homme mène son père qui a mal au bras à l'hôpital alors que celui-ci devient un lieu de fantasme(s), où les patients et les rencontres forment une suite d'éléments fantastiques sous la tutelle d'un mystérieux Dieu aux douze langues. Un récit à la fois étrange, surréaliste, et signifiant à plus d'un titre. Celui d'un auteur en quête d'une langue pour l'aider à écrire et celui d'un gamin qui regarde son père bientôt condamné.
Toujours en mêlant fantastique et intime,
Nana Kwame Adjei-Brenyah continue avec le brillant et émouvant, le Lion et l'Araignée, récit d'un passage à l'âge adulte sur fond de relation père-fils complexe et de mythes africains où Anansi trompe d'un lion pour sauver une famille de lapins.
Ce rapport à l'intime confine au sublime dans le court et taiseux Ces choses que disaient ma mère, bourré jusqu'à ras bord de sacrifice(s) maternel(s) et de fierté. La perte d'une chose pour en trouver une autre.
La perte aussi traverse le chemin des récits de
Nana Kwame Adjei-Brenyah. La perte de l'humanité pour sûr, mais aussi la perte du sens, du réel.
En parlant des massacres à l'arme à feu dans les écoles américaines, Cracheuse de Lumière montre que le mécanisme de la souffrance, le rapport du dominé et du dominant ne cesse d'enclencher un cycle de violence et de morts où personne ne gagne. Où la réalité perd pied.
Nana Kwame Adjei-Brenyah impressionne par sa capacité à creuser profondément ses personnages, les souffrances et la culpabilité des uns et des autres. Lark Street, véritable chef d'oeuvre de noirceur et de lucidité, décrit la culpabilité d'un père après l'avortement de ses enfants, comment survivre à la souffrance…et comment se rendre compte de la souffrance de l'autre, de la mère qui a fait ce choix, un choix inévitable mais terrible, que l'on ne juge pas mais avec lequel on doit vivre. Et puis Après l'Éclair, étrange nouvelle où une communauté entière se retrouve piégée dans une boucle temporelle après une fin du monde thermonucléaire. Un cycle ininterrompu de violences et de souffrance où
Nana Kwame Adjei-Brenyah va au bout des choses et déploie des scènes horrifiques quasi-insoutenables. Jamais rien n'est pourtant gratuit dans ce récit où l'on se venge de son ancien harceleur avant de devenir ami avec lui et d'en faire un monstre encore plus terrible. Jamais rien n'est gratuit pour Ama Grace reine du Couteau qui ne sait plus qui elle est entre la tortionnaire et la sauveuse. Ce déchirement de l'identité, cette façon de ne pas savoir quelle voie adopter pour avancer, cette violence qui règne au fond de soi et qui ne demande qu'un craquement de la société autour pour surgir, cette envie de justice et d'humanité envers et contre tout.
C'est peut-être ça être noir en Amérique aujourd'hui.
Douze histoires de haine(s) et d'humanité, de noirs dans un monde dominé par les blancs, de vendeurs fatalistes et de clients désoeuvrés, de frères, de mères, de pères, d'enfants, de victimes, de coupables. Douze histoires qui nous offrent la naissance d'une immense voix sensible, intelligente et vibrante, celle de
Nana Kwame Adjei-Brenyah, un GRAND auteur américain.
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