Alliant classicisme du style et – non sans joyeuses audaces – modernisme délibéré,
Jean-Louis Bailly n'a rien d'un écrivain de la nostalgie. Érudit ès lettres d'hier et d'aujourd'hui, celui-là use, sans verser dans la préciosité, d'un vocabulaire et d'une syntaxe aussi précis qu'enthousiasmants. Pas un terme, pas une tournure grammaticale qui soient laissés au hasard ou, plutôt, à la facilité – on sait que le mot juste est rarement le premier venu même s'il s'agit toujours, et pour tout artiste, d'effacer les traces de son travail comme
Jean-Louis Bailly, osons le dire ici «Degas de l'écriture», en donne un si brillant exemple.
Mais quoi, pourquoi, pour qui ? Voici l'histoire, ascension et dégringolade, de Paul-Émile dont la chair, comme celle de nous tous, est d'emblée présentée «promise aux insectes, vouée à la poudre». N'espérons rien, c'est dit, il mourra.
Livre écrit (et comment !), livre construit (le propre de toute qualité artistique étant de se révéler, comme ici, dans son achèvement): chacun de ses dix-neuf chapitres commence par deux-trois pages composées en italiques et décrivant, avec une redoutable ironie clinique, chimique, olfactive et entomophile, la fin de Paul-Émile Loué (ô délices de la nécrographie), le travail animal de son agonie, de son trépas, de leurs suites et de leurs effets: faisandage et putréfaction, décomposition et fluidification, corruption et liquéfaction, pestilence et déliquescence, sanies et humeurs, fermentation butyrique ou caséique, odeur de Vieux Boulogne et d'ammoniaque, livor mortis. C'est donc, ici, la fin qui précède le début, la progression et la chute d'une fortune humaine d'exception, mais non exceptionnelle.
René Antoine Ferchault de Réaumur, Charles Degeer, mais surtout Jean-Pierre Mégnin entomologiste et poète (nos lettrés et savants des siècles passés n'écrivaient-ils pas dans un style parfaitement fleuri et maîtrisé, des médecins jusqu'aux notaires?) sont convoqués pour assister le fieffé chercheur
Jean-Louis Bailly pour identifier et dénommer les huit escouades qui besognent successivement l'anéantissement de Paul-Émile: mouches et larves dipsomanes vautrées sur sa viande (la huitième indevinable technicienne lusitanienne – que n'accepterions-nous pas par plaisir littéraire?), humant, bouffant, s'accouplant, pondant... Car le corps devenu adipocire est bien banquet et baisodrome pour ces travailleurs de la mort que sont les insectes de toutes espèces, de l'Anthropophaga – la clairement nommée – à la Pyophila petasionis Duf («où s'entendent une pétasse et une rime à pouffe»…) en passant par les réjouissantes Calliphoria vomitoria, Sarcophaga carnaria et autres Antomyies : «Paul-Émile grouillait»…
Destinée, donc, d'un phénomène artistique né laid – d'une mère projetant qu'il devînt comme elle conducteur de travaux – et demeuré tel, «ensemble raté, irrattrapable» (les exemples ne manquent pas dans l'Histoire des Arts, de Leopardi à
Verlaine, de
Michel Simon à
Serge Gainsbourg, même si l'on cite moins volontiers des
femmes, à l'exception notable de
Sappho que l'amour nonobstant combla), laid jusque dans ses mains d'interprète, «épaisses, grassouillettes», dont l'idée ne vient à personne d'en réaliser un moulage comme pour Chopin, Wagner ou Liszt.
Alors quoi, en rire ou en geindre, de notre condition humaine, de notre carne dès la naissance dédiée à la poussière?
Jean-Louis Bailly, comme il nous y avait habitué dans ses précédents ouvrages, en sourit plutôt, avec une pasquinade sans illusions, et un cynisme bonhomme... L'humour et le jeu, salutaires mises à distance, sont partout, dans son inimitable trait, sa marque qui le classe parmi ces jubilants écrivains qui-paraissent-n'y-point-toucher.
Si donc Jeannine pilote son Caterpillar, Paul-Émile, dont la musique reste le «liquide amniotique» d'un mortel dont le génie est «inscrit dans la moelle», échoue deux fois au permis de conduire et s'entend mieux, avec sa fascinante légèreté de pataud, à mener depuis l'âge de six ans un Steinway qu'une Peugeot pour servir les orages de Rachmaninov, les tempêtes de Brahms, les déchaînements de Scriabine, l'architecture imperturbable de Bach, les aquarelles acides de Debussy ou le dépouillement nocturne du dernier Liszt (nous empruntons bien sûr les formulations de l'auteur).
Or, notre héros ne joue que pour plaire à ses pianos, sans considération envers un public dont la satisfaction ne tient qu'au prix qu'il a déboursé afin de s'asseoir au concert. Même ses admiratrices le laissent tiède et l'orgasme, que Loué préfère métaphorique sur un clavier que physique sous une courtepointe, est «un vivace, un fortissimo final», une «dernière note».
Il préfère les jardins aux plateaux de télévision où il ne se répand pas, aux princes, ministres et reines devant quoi il se produit, aux hôtels de luxe dans lesquels on l'invite. Et c'est une cabane qui aura sa faveur, cabane de jardinier dans laquelle il se prépare à s'éteindre sur un matelas jeté à même le sol ; il y travaille ses partitions avant de se suffire de la musique de la pluie sur le toit et de se décider à souffler une dernière fois son petit dioxyde de carbone.
Car trahi, et du mieux que l'on puisse être puisque par un ami, Paul-Émile va naturellement se venger, levant avec jouissance sans doute toutes les barrières, désespéré sûrement, pour se faire imprévisible, inégal, fantasque, extravagant, provocateur et lunatique, tant dans son jeu que dans son comportement, quand de condescendants critiques entendent décrier son génie («cul-de-jatte et aphasiques» les jugeait un autre styliste d'exception,
Raymond Cousse), reprochant la «docilité» de son jeu pour perfidement pointer son manque de personnalité, de style («évidemment c'est parfait, mais»…). Son dernier concert va s'achever sur un cri insupportable, le claquement du couvercle sur le clavier et une fuite éperdue en coulisse, même si son impresario, plaide après scandale que, terrassé par trop de beauté, le virtuose n'a jamais si bien joué «ce soir de catastrophe et de début de ta carrière».
À vingt-cinq ans, l'avenir d'une vie qu'il n'a pas vécue est déjà desséché: place aux insectes, à la poussière conviés par un mélange radical qu'ignora
Boris Vian dans son pianocktail : vodka + sauternes 1959 + Propofol. Ce qui offre à
Jean-Louis Bailly l'occasion de composer (que diable, laissons aux écrivains comme à tous les autres humains, la liberté grande de s'amuser) une odelette inattendue (la littérature ne devrait-elle pas être l'inattendu même?) à l'anesthésie définitive de Michel Jacquesonne.
Jean-Louis, dont on regretterait qu'il souffre de la comparaison avec un Jean-Christophe peut-être mieux reconnu, n'a rien d'un «demi-habile» styliste (osons ici cette définition d'écrivain styliste: qui emploie le vocable de file d'attente plutôt que celui de queue). Auteur jusqu'alors dispersé chez trop d'éditeurs, gageons qu'enfin cet Arbre girondin le venge comme il y semble déterminé puisqu'il publie, un an après "Nouvelles impassibles", ce deuxième livre.
On signalera enfin – c'est toujours un bonheur – l'édition impeccable de ce volume cousu, parfaitement typographié et d'un format qui rompt enfin avec cette mode entêtée de l'oblong dont le confort de lecture se révèle indiscutablement moindre.
Un résumé de cette critique est paru dans "Encres de Loire" n° 54 page 33, hiver 2010-2011
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