J'ai lu rapidement, facilement et avec plaisir cette nouvelle un peu développée, dans laquelle nous entrons de plain-pied au sein de deux familles, ou ménages, comme dirait
Balzac, qui, une fois de plus nous restitue à merveille l'ambiance visuelle de chacun de ces deux milieux intimes et conjugaux, avant que nous découvrions (quoique le titre soit assez limpide) en quoi ces deux foyers sont liés et se rejoignent.
Dans la vieille rue parisienne peu salubre, car humide et sombre, à peine éclairée par le jour hormis l'été, du Tourniquet-Saint-Jean, jetons un oeil par-dessus l'épaule de Mme Crochard veuve, dentellière, et de sa fille brodeuse Caroline : jour et nuit les aiguilles vont leur train, et la jolie Caroline se mêle peu de ce qui se passe dans sa rue. Sa mère, c'est autre chose - elle a les yeux aux aguets, car elle compterait bien sur la fraîcheur de sa fille pour s'assurer de vieux jours plus confortables. Un jour, passe un homme triste, tout de noir vêtu, dont le regard accroche celui de Caroline, et éveille l'intérêt de la mère. Sur le chemin du travail ou du retour, de signe en signe, la jeune fille et "l'homme noir" se rapprochent, jusqu'à un vrai rendez-vous à la campagne, avec le grand jeu : dîner au champagne, bal champêtre... Leur destin est scellé, on les retrouvera en ménage, puisqu'il a offert un appartement et une rente à sa maîtresse, laquelle s'épanouit dans le rôle de femme entretenue, puis de jeune mère toute dévouée à ses deux enfants. Roger, dont elle ne connaît que le prénom, est heureux, il a retrouvé le sourire, même s'il ne jouit pas de tout son temps libre, loin s'en faut.
C'est lorsque la vieille Madame Crochard révèle, alors qu'à l'agonie elle est pressée par un prêtre, le secret de sa fille Caroline, que le drame s'enclenche, et qu'on apprendra par un subtil retour en arrière, l'histoire d'un autre couple, l'envers de la famille lumineuse et charmante, celui d'un jeune avocat nommé Roger de Grandville et de sa jeune femme, jolie Provinciale et amour d'enfance. Malgré ses pressentiments, Roger s'est laissé convaincre par son père d'épouser Angélique Bontems, jeune fille élevée dans une stricte dévotion par sa mère, et qui lui fera vivre un enfer, quoique pavé de bonnes intentions.
L'ombre de la
Physiologie du mariage plane de nouveau sur cet opus, dans lequel on apprend ce qui peut désunir un couple dans son intimité, lorsque le lit n'apporte son lot de bonheur que le temps d'une brève lune de miel. Nous sommes dans le schéma classique du couple dans lequel l'homme travaille dur pour tenir son rang, et s'attend à ce que sa femme soit agréable, complaisante, amoureuse... Ce n'est pas qu'Angélique n'aurait pas voulu essayer, mais elle a un esprit borné, manque de fantaisie, se méfie du plaisir comme d'une tentation diabolique, dont il faut à tout prix se prémunir. Par ailleurs, après avoir été élevée sous l'éteignoir par sa mère, elle est la proie de ses directeurs de conscience et autres vieilles grenouilles de bénitier. Angélique manque de goût, n'est pas attirée par le luxe, la mode, refuse d'aller au bal, au théâtre, de se mettre à son avantage, et l'on rit d'elle en société car elle est trop raide et sérieuse, alors qu'elle devrait être décorative et faire honneur à son juge de mari. En outre, elle a un caractère mesquin qui la fait pinailler sur tout et lancer d'aigres piques à son époux qui n'en peut mais, jusqu'à ce qu'il ne la supporte plus, et sombre dans la plus profonde dépression - ce n'est qu'avec Caroline qu'il retrouvera l'amour et la joie de vivre.
Certes, les personnages sont suffisamment complexes et n'ont rien de schématique, toutefois, à travers sa charge féroce contre la pruderie et la bigoterie remises au goût du jour sous la Restauration,
Balzac m'a paru injuste envers Angélique. Il est pourtant le premier à dire qu'en quelque sorte, elle n'a pas eu le choix, pourtant tout l'échec du mariage semble être de sa faute, alors même que Roger l'a épousée pour l'argent, que ce"marché" arrangeait la mère d'Angélique en les faisant entrer, elle et sa fille, dans la noblesse, et surtout, qu'elle a été "mortifiée" par sa mère depuis l'enfance. Angélique n'a pu compter sur personne pour développer des facultés aimantes, un goût du beau et de la joie, on a peut-être même étouffé dans l'oeuf les qualités qu'elle pouvait avoir. Par son cynisme envers son épouse, lors d'une scène terrible, Roger de Grandville montre une morgue d'époux sûr de son bon droit plutôt glaçante.
Pour ce qui est du style,
Balzac montre de réelles qualités de peintre en écriture, il sait mettre en valeur les contrastes, les harmonies de couleurs et convoquer tous les sens qui font apprécier la vie dans ce qu'elle a de naturel, de profond, de joyeux, mais il n'ignore rien non plus des drames et passions humaines, auxquels il nous fait adhérer par un art consommé de l'analyse psychologique.