Traduit de l'anglais (Irlande) par
Michèle Albaret-Maatsch
Je pourrais introduire ce billet en reprenant mot pour mot les premières lignes de ma chronique (en 2015) du roman "
Impostures" : amertume lancinante, confident désabusé vêtu d'un cynisme exquis, souvenirs sensuels.
John Banville ne déroge pas ici aux narrateurs consternants et un peu drôles : Oliver Otway Orme – O O O – est un peintre qui se dit barbouilleur et qui ne peint plus ; il apparaît très familier, humain si vous voulez, en dépit de la passivité flegmatique de ses ruminations solipsistes. le bonhomme est aussi cleptomane, par jeu dirait-on, façon d'absorber le monde pour en faire, comme le peintre, quelque chose de plus coloré, vital : imaginez la quintessence à laquelle accède soudain tout objet subtilisé.
"Un boa constrictor, c'était moi, énorme gueule grande ouverte avalant lentement, lentement, essayant d'avaler, s'étouffant sur cette énormité. Peindre, comme voler, était un effort qui n'en finissait pas d'échouer. À voler les biens d'autrui, à pondre des croûtes, à aimer Polly : les trois en définitive."
Car il y a encore une maîtresse, Polly, chipée elle aussi à son ami horloger Marcus. Et tout a basculé, Orme qui fuit la peinture veut aussi fuir Polly car Marcus a des soupçons. Gloria, mégot à la bouche, l'impassible épouse du couple défait après la mort de leur petite fille, complète le carré principal. Avec même un vieux prince comme joker. Banville maîtrise de manière très élégante, fines et brèves incises, un scénario auquel on est suspendu dès l'entame du dernier tiers de lecture. Mais autant le dire, ce n'est pas l'important car chez l'Irlandais le plaisir gît dans les digressions, vagues fantasmes, méditations sur les blessures et regrets amoureux du narrateur.
Claude Fierobe l'a bien compris sur "En attendant Nadeau" : "Le sujet du livre n'est pas cette histoire-là, mais celle de l'écriture". Et c'est un régal.
Avez-vous jamais noté la manière dont Banville croque ses personnages ? On se réjouit d'en voir apparaître de nouveaux pour les découvrir crayonnés. Tenez : "Dodo, dont j'ai oublié le nom complet si tant est que je l'aie jamais connu – Dorothy machinchose, je présume –, c'est la compagne de ma soeur depuis des années. C'est une petite costaude avec un étroit visage pointu de bouvreuil et un regard perçant qui vous déconcerte son monde. Une concoction de cheveux d'un blanc pur et tire-bouchonnés lui chapeaute fièrement la tête, tel un halo en sucre filé." (Hommages à la traductrice, en passant).
Les références à la peinture sont constantes et nombreuses dans "
La guitare bleue" (
John Banville s'y était d'abord destiné). Il invoque des toiles oû l'on retrouve ses personnages puisque l'on verra Gloria et Polly dans le (premier) "Déjeuner sur l'herbe" de Manet tandis que vous imaginerez mieux Marcus dans un autoportrait de Dürer (l'androgyne avec les boucles fauves) ou plus âgé, dans les Christs souffrants de Grünewald.
Et
la guitare bleue ? C'est encore le mécanisme alchimique qui, comme le vol d'un objet, confère une autre intensité, "Les choses telles qu'elles sont changent sur
la guitare bleue", écrivait le poète américain
Wallace Stevens (épigraphe). Banville vers la fin du livre y vient : "Qui sait, le vieux barbouilleur têtu réapprendra peut-être [...], tandis que debout sur le côté, dans mon costume de Pierrot, je plaquerai des accords mélancoliques sur une guitare bleue."
Les accords mélancoliques de la phrase chez
John Banville sont indiscutablement un bonheur de lecture.
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