Mercredi, place Gallieni de Guermantes-les-pins. Aujourd'hui, c'est jour de brocante.
Les petits messieurs – c'est un métier assez sexiste – se sont rassemblés dans le froid pour vendre leurs bibelots, leurs vieux livres et leurs timbres. Claude l'ancien chemineau reluque avec concupiscence une lanterne de train des années 1930, tandis que Philippe, qui traîne péniblement sa femme acariâtre en fauteuil, étudie un chat empaillé.
- A-t-on idée d'empailler son
chat, soupire la vieille (je crois qu'elle s'appelle Sylvie).
- C'est une belle preuve d'amour, je ferai ça quand tu seras morte.
Les brocantes sont un lieu de vie que je te conseille fortement de découvrir si ce n'est déjà fait. Les discussions qui s'y entendent sont bien plus belles que les brèves de comptoir.
- Dis, Daniel, ta lanterne, tu la fais à combien ?
Daniel émerge de sa torpeur, il faut dire qu'il est tôt.
- Je sais pas. 50, parce que c'est toi.
- Tu déconnes pas un peu, vieux crocodile ? Elle est repeinte, ça vaut pas plus de quinze balles.
- Eh bah, tu la décapes, ça te coûte rien que de l'huile de coude.
- Mais ça va tout l'abîmer !
- Elle en a vu d'autres, ta lanterne...
Bernard, le prof de philo, plutôt adepte des comics, se joint à la discussion.
- Il a pas tort, décaper ça c'est une hérésie, ça gâche tout le charme.
- Eh bah, qu'il la garde comme ça alors ! Qu'il fasse pas chier ! Mais quinze balles c'est trop peu. Tu veux pas mon slip aussi ?
Je te l'ai dit, la brocante de l'autre côté du stand, c'est un monde à part. C'est un lieu où tu peux croiser tantôt un collectionneur de cartes spécialiste de la Gaule Romaine et des temps préhistoriques, tantôt un féru d'imprimerie, capable de disserter pendant trois quarts d'heure sur…
- Vous savez pourquoi ce numéro de ‘Fillette' est si particulier ? Parce que, tenez, la bédé d'Oscar le petit canard, voyez la précision du mobilier ! C'est la première fois qu'une bédé pour enfants – pour enfants ! – met un tel point d'honneur à reproduire si fidèlement un mobilier typique de son époque. C'est fou… Oh, je vais vous l'prendre !
- Trois euros pour toi, Yves.
- Oh, il est trop bon. Merci !
Il y aussi ce couple (d'amis, je crois) qui collectionne les photos prises en voiture, cet homme d'affaires, presque le premier chaque fois, passionné depuis ses douze ans par les bateaux de croisière, et cette dame, qui collectionnait les poupées, et qui pleure de ne plus en trouver :
- Il y a encore six ans, on en trouvait des belles…
- Et moi, j'étais spécialisé dedans, on se faisait sept, huit, dix mille avec une Bouche Fermée… Une fois, j'ai fait 23 000 ! Ça nous avait payé le voyage en Tanzanie. Maintenant, tous les mois j'ai huit cents de découvert…
- Tout part à vau-l'eau.
- La brocante se meurt.
- C'est pas un métier d'avenir.
- C'est la faute aux Chinois.
- Non, à Macron.
- Mais non, c'est Internet.
Bon, la brocante, c'est aussi un truc de vieux.
Mais la brocante, c'est aussi l'occasion de faire de belles rencontres, de beaux débats.
- Tiens, Galette, tu lis quoi ?
-
Ravage, de
Barjavel. Enfin, je le termine, là.
-
Barjavel… Un type qui pensait bien.
- Si tu le dis.
- Pas d'accord ?
- Pas trop. C'est même franchement nauséabond. Mais c'est bien écrit.
- T'exagères. de toute façon, de nos jours tous les jeunes sont des wokistes. Vous êtes pour la cancel culture.
- Quel raccourci ! Tu l'as lu, au moins ?
Long silence hésitant de la part du collectionneur de jouets en celluloïd.
- Y'a longtemps, roh. Mais c'est pas une raison.
- C'est comme
Bernanos, ajoute un collectionneur d'appareils photo. C'est un mec sulfureux.
- Non,
Bernanos, c'est pas sulfureux, c'est juste chiant.
- Moi, dit Daniel, je lis que des trucs avec des images.
- Tintin ? Ou t'es plutôt documentaire, genre
Yann Arthus-Bertrand ?
- Nan, j'suis plutôt Caroline à la mer.
Blague à part, j'ai finalement terminé
Barjavel. Il y a longtemps, du reste. Mais j'avais pas trop la motivation pour écrire à mon lectorat.
Syndrome de la page blanche. Exacerbé par ma rechute en termes d'applications diaboliques, que j'avais mentionnées il y a quelques mois…
Non, je ne suis pas fière.
Toujours est-il que je suis reviendue, avec René, si ça c'est pas beau.
- de quoi que ça parle ? me demandes-tu tout de go.
Un monde futuriste (futuriste pour les années quarante, donc époque actuelle pour nous). Des voitures qui volent, des immeubles gigantesques, et surtout, une dépendance massive à l'électricité.
Dépendance comparable à la mienne vis-à-vis du numérique. C'est pas beau.
Cas de figure : Tu veux te faire un bon petit thé des familles. Tu prends ta meilleure tasse à l'effigie de Charles III, achetée vingt deux pounds sur un stand ambulant près de Picadilly Circus, stand tenu par un mec aussi british que moi je suis camerounaise.
Ton petit sachet mis, tu remplis la tasse d'eau du robinet, lequel est activé par électricité. Ensuite, quand l'eau est bien chaude (grâce à l'électricité fournie à ton four micro-ondes), tu mets un peu de lait, parce que ton voyage à Londres fut une révélation culinaire. Pour le lait, tu actives le deuxième robinet, lequel est alimenté grâce à l'électricité.
Ainsi, sans l'électricité, tu aurais seulement mangé le sachet de thé, sans l'eau. Miam le goûter.
Autre chose : Dans ce monde idyllique, on ne mange plus de viande. Enfin si, mais plus comme tu le penses. Les vaches ne sont plus tuées avec barbarie, un gros bloc de viande créée artificiellement en laboratoire fait désormais office de côte de boeuf et de bavette-frites.
Evidemment, grâce à l'électricité.
Et puis un jour, paf. Grosse panne. C'est la d. On panique, on s'enfuit. Car plus d'électricité veut dire, plus d'eau courante, plus de voitures, plus d'ascenseur pour descendre les soixante-douze étages des grands bâtiments.
Cette panne gigantesque devient donc une catastrophe humaine, sociale, mais aussi sanitaire.
De fait, j'ai oublié de le préciser, mais cette société futuriste n'a pas seulement évolué dans le domaine de la technique agro-alimentaire. La place de la mort a désormais une part complètement différente.
En effet, les aïeux décédés ont une place littéralement centrale dans la vie des descendants vivants : ceux-ci sont disposés dans une espèce de chambre froide aux murs transparents, reproduisant une position qui leur était coutumière, de sorte qu'on puisse dire bonjour à Papy, fumant sa pipe accoudé au piano pour les siècles des siècles, tandis que tu t'enfiles ton bol de Chocapic avant d'aller à l'école.
Alors, naturellement, lorsque l'électricité saute, il n'y a plus de chambre froide. Papy fond. Et pue. Une épidémie de choléra se répand dans une ville désormais en proie aux incendies.
François, jeune étudiant très séduisant je n'en doute pas, décide donc de fuir la capitale, en direction du sud où vivent encore ses parents, braves paysans bien à l'écart de ce progrès destructeur. Dans sa fuite, il emporte sa copine d'enfance, Blanche. Puis de nouveaux fuyards font leur connaissance, ensemble montent une troupe, et se dirigent vers le sud.
Attention spoiler : Ils y parviennent. Après avoir perdu la majorité de leurs potes, souvent de manière affreuse, François, Blanche, et quelques autres mais j'ai oublié lesquels, arrivent dans ce petit village.
François se meut en patriarche, fonde sa société ‘patriarcale' (littéralement, du coup) avec tous les enfants que lui produit sa Blanche. Et voilà.
- Quelle belle histoire, ça a l'air titop, Galette.
Ouais, ouais. Tout ce que tu veux. Toutefois et néanmoins, y'a des trucs qui me chiffonnent un peu.
Les personnages, déjà. Des morts atroces, pour un jeune garçon, pour un couple d'amants… Pour les
chevaux, aussi. Mais pas une larme de ma part.
- Tu t'endurcis, Galette, c'est pas plus mal.
C'est pas ça, lecteur aguerri. Non, non. Simplement, la mort de ces êtres est à peine rendue importante dans l'ouvrage. Ils sont littéralement de passage. Ainsi, si tu lis en diagonale une page, il est possible que tu passes à côté de la mort atroce d'un membre de la troupe.
Emmerdant, quand même.
Et puis, franchement, c'est quoi cette morale ?
Une société fondée sur la vénération du travail de la terre en dépit du vulgaire progrès, la place prépondérante de la famille, et la nécessité absolue de défendre son lopin des envahisseurs...
Moi ça me rappelle une certaine devise française aux temps vert-de-gris. M'enfin, je dis ça…
D'ailleurs, parlons de la place prépondérante de la mère, Blanche, mère fondatrice, Sainte Vierge aux allures d'Eve qui fonde une société pérenne.
En fait, tout au long de l'ouvrage, Blanche ne doit dire que trois phrases. Elle est faiblarde, pas très utile durant l'exode (elle fait malaise sur malaise et se plaint de la chaleur).
Elle meurt très âgée, laissant François veuf (pas tellement, car une loi créée par lui-même octroie aux hommes le droit d'avoir plusieurs femmes, pour repeupler plus vite la France).
François est si triste qu'il décide de rester une semaine en deuil. Puis il se remarie, à près de cent ans, avec une nénette de, je crois, quelques dix-neuf ans.
Je tacle pas la différence d'âge, bien sûr. Mais une semaine de deuil quand on met un point d'honneur à respecter les mamies et les papys, c'est un peu court, jeune homme.
Donc ouais,
Barjavel, c'était bien, mais voilà.
Il fallait quand même que je marque mon retour. Je savais bien que je vous manquais.
Concernant mon addiction aux applications diaboliques, je vais me soigner, c'est promis.
J'ai réfléchi à un subterfuge. J'aurais pu utiliser ces appli pour poster en vidéo mes impressions livresques.
Mais faudrait que je filme les brèves de brocante, et que je montre ma trombine.
Ça j'peux pas.
Et puis, vous êtes pas addict, vous, mon lectorat. Vous ne me suivriez pas et moi, j'voudrais pas vous perdre.
Vous m'avez quand même manquée.
Coeur sur vous mes bichons. Embrassez vos mamans.
La bise