Cela fait soixante-dix ans qu'elle attend, cette auto, qu'elle attend que j'en parle, même si je n'ai pas soixante-dix ans ; le seul, l'unique, le dernier qui puisse encore en parler avant qu'elle ne rejoigne le néant faute de ... de quoi, de qui? de moi, moi seul...
Les voitures, les choses, n'importe quoi, c'est comme les hommes, tout comme eux; elles existent aussi longtemps que quelqu'un s'en souvient. On n'entrepose dans les cimetières que la matière. Aucun cimetière, ni pour humains, ni pour voitures, ne conserve les souvenirs ; seule la mémoire de quelqu'un, son verbe, quand il en parle..
Je suis un cimetière vivant, oui, vivant, moi, je vis, et mes morts
aussi, avec moi, aussi longtemps que moi. Vous, ici, vous n'êtes au
courant de rien. Regardez cette boîte de photos ! Vous y jetez un coup d'œil pour la première fois. Remarquez, je pense, sans vous le dire, que votre attitude est saine. Ne pas se complaire dans le passé mort vous aide à vivre. Quant à moi, c'est tout le contraire, et ceci ne m'aide en rien. Même pas à mourir, puisque j'ai peur de la mort.
Quand je mourrai, mourront avec moi la voiture de pompier rouge en plastique qui a fondu dans le four de la cuisinière où je l'ai mise pour qu'elle y éteigne le feu, le petit laboratoire de chimie reçu de ma mère, et le tricycle que j'ai laissé devant le portail de la maison [...]
Comme quoi, même dans des systèmes comme celui-là, il y a des failles, des trous, ces systèmes sont faits par des hommes, des salauds, certes, mais des hommes, et ce sont d'autres hommes qui font les trous et ce sont encore des hommes qui s'y engouffrent.
*
- Tu veux te fondre dans le grand trou ? Disparaître ? Il faut vivre. Etre. Et pour être, il faut s'inscrire dans le monde. Briguer les honneurs, aussi, les titres…
- les médailles, les diplômes, les rubans, les cartes de membre, les membres à crédit, la plume dans le cul…
- la reconnaissance des autres, de ceux qui t'entourent.
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Mes rapports avec la maçonnerie sont ambigus. Anarchiste que je me sens, fièrement nidieunimâitre-iste depuis longtemps mais surtout depuis que j'ai quitté leur pays d'organisations-groupements-cellules-associations-syndicats-sociétés-partis — quoi, partis ? Le Parti ! — le tout très soucis et très contrôlé, je ne m'inscris nulle part, je ne fais partie de rien. Même chanter en coeur m'est insupportable. Je suis rétif à toute obéissance et obédience.
*
C'est l'un des miracles de ce pays [France] : il peut vous faire croire que vous y êtes à la maison. Chez vous. J'aime ce pays — qui est mien, que je ressens comme mien — mais peut-on aimer un pays ? n'est-ce pas soi-même qu'on aime, toujours, à travers un endroit, une personne ? —, ce pays que je vois de l'extérieur comme un Hongrois. Un jour, j'ai roulé en voiture dans un vieux quartier de Paris avec un célèbre photographe français [Robert Doisneau]. Il pleuvait, et mon passager m'a indiqué les pavés luisants. Regardez monsieur Adam, m'a-t-il dit, je ne vois ces pavés que depuis que j'ai vu les photos de Brassaï. Et savez-vous pourquoi lui, il les a vus ? Parce qu'il n'était pas né ici. C'était le meilleur photographe de Paris, parce qu'il voyait Paris avec un regard d'étranger, neuf, de l'extérieur.
André Comte Sponville interviewé au Casino de Morges pour son livre "Dictionnaire amoureux de Montaigne" aux éditions Plon avec le Club du Livre https://club-livre.ch/
Né le 12 mars 1952 à Paris, dans une famille déchirée, André Comte-Sponville s'est « découvert peu doué pour la vie, peu porté au bonheur, davantage doué pour l'angoisse, la mélancolie : raison pour laquelle j'ai besoin de philosopher. »
Agrégé de philosophie en 1975, André Comte-Sponville enseigne à partir de 1976 la philosophie. Il a été membre du Comité consultatif national d'éthique de 2008 à 2016.
Traduit en 24 langues et a vendu plus de à 300 000 exemplaires (hors poche) sur un seul de ses livres : Petit Traité des grandes vertus.
Distinctions
1996 : Prix La Bruyère de l'Académie française pour son livre Petit Traité des grandes vertus.
1996 : chevalier de la Légion d'honneur.
Doctorat honoris causa de l'université de Mons-Hainaut, en Belgique.
Oeuvre
-Traités de sagesse
-Traité du désespoir et de la béatitude
Tome 1, le mythe d'Icare, 1984.
Tome 2, Vivre, 1988.
-Une éducation philosophique 1989.
-L'Amour la solitude, Paroles d'Aube 1992.
-Petit Traité des grandes vertus 1995.
-L'Être-temps, 1999.
-Le Gai Désespoir, Alice Éditions, Liège, 1999.
-Chardin ou La matière heureuse, Adam Biro, 1999.
-Le Bonheur, désespérément, Pleins Feux, 2000.
-La Vie humaine, Hermann, 2005.
-Le Sexe ni la mort. Trois essais sur l'amour et la sexualité, Albin Michel, 2012.
-Du tragique au matérialisme (et retour), 2015.
Propos
-Impromptus, 1996.
-Douze articles écrits.
-Le Goût de vivre et cent autres propos, Albin Michel, 2010.
-L'Inconsolable et autres impromptus, 2018.
-Contre la peur, et cent autres propos, Albin Michel
-Recueil de chroniques publiées dans diverses revues.
Aphorismes
Du corps, 2009.
Études éthiques
-Valeur et vérité. Études cyniques,1994.
-Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, 2004.
-L'Esprit de l'athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.
Essais à partir de philosophes
-« Je ne suis pas philosophe » : Montaigne et la philosophie, Honoré Champion, 1993.
-Camus, de l'absurde à l'amour (en collaboration), Paroles d'Aube, 1995.
-Le Miel et l'Absinthe. Poésie et philosophie chez Lucrèce, Hermann, 2008.
-Lucrèce, poète et philosophe, La Renaissance du Livre, 2001.
-Dictionnaire amoureux de Montaigne, Plon, 2020.
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