Nous sommes ici
Entre des murs d’argile,
Avec la vache des voisins,
Dont nous buvons le lait
Chaque soir,
Trait par des mains gercées et raides
Comme du bois mort.
Nous sommes ici
Parmi les vieux pruniers
Qui n’ont plus la force de donner des fruits
Et les paysannes trop vieilles pour enfanter des paysans.
Nous sommes ici
Nous nous sentons bien et comme chez nous
Dans ce monde
Qui nous apprend à mourir.
Prière
Dieu des libellules, des papillons de nuit,
Des alouettes et des hiboux,
Dieu des vers de terre, des scorpions
Et des cafards de la cuisine,
Dieu qui as enseigné à chacun autre chose
Et qui sais à l’avance tout ce qui arrivera à chacun,
Je donnerais n’importe quoi pour comprendre ce que tu as ressenti
Quand tu as établi les proportions
Des poisons, des couleurs, des parfums,
Quand tu as déposé dans un gosier le chant et dans un autre le croassement,
Et dans une âme le crime et dans l’autre l’extase,
Je donnerais n’importe quoi, surtout, pour savoir si tu as eu des remords
D’avoir fait des uns des victimes et des autres des bourreaux,
Egalement coupable vis-à-vis de tous
Puisque, tous, tu les as mis devant le fait accompli.
Dieu de la culpabilité d’avoir décidé tout seul
Du rapport entre le bien et le mal,
Balance difficilement maintenue en équilibre
Par le corps ensanglanté
De ton fils qui ne te ressemble pas.
Requiem - extraits
1.
« Qui est derrière toi ? » m’as-tu demandé
Et moi je n’ai pas osé tourner la tête.
J’ai chuchoté seulement : « Personne. »
« Mais si, m’as-tu dit, je le vois,
Et je veux savoir qui c’est. »
Mais, sans me retourner,
J’ai chuchoté : « C’est Personne. »
3.
Comment est-il possible de sentir
Que quelqu’un ou quelque chose
Te pousse par derrière,
Sans pouvoir t’y opposer,
Sans savoir vers quoi,
Mais d’aller de plus en plus vite,
Parfois même de ne plus réussir
À faire un pas
Et alors de glisser
Ou, même, pour un bref moment,
De planer,
Mais sans la certitude que
Tu pourras voler,
Quand le vol restera
Ta seule chance,
À la brusque fin du chemin…
9.
Le fait que je ne te vois pas,
Que nous ne nous rencontrons pas,
Que je me dirige,
Tout en m’arrêtant au dernier moment,
Vers le téléphone d’où nous nous parlions,
Ne veut pas dire que tu n’existes plus.
Tu es peut-être en retard
Comme la note
La plus basse de l’orgue,
Si profonde que
Personne ne peut l’entendre.
Traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu
(pp. 93, 95 et 101)