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EAN : 9782748900828
237 pages
Agone (06/02/2008)
3.83/5   12 notes
Résumé :

Les postmodernes ont érigé la littérature en une sorte de genre suprême, dont la philosophie et la science ne seraient que des espèces. Chacune des trois disciplines aurait aussi peu de rapport avec la vérité que les autres ; chacune se préoccuperait uniquement d'inventer de bonnes histoires, que nous honorons parfois du titre de " vérités " uniquement pour signifier qu'elles nous aident à résoudre les problèmes que nous avons avec le monde et avec les a... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Bénédicte Coste
Le dernier ouvrage de J. Bouveresse tiré du séminaire tenu au Collège de France en 2004-5 nous rappelle que l'interrogation philosophique ne saurait se cantonner au domaine anglophone. Nous délaisserons les réflexions inspirées qu'il consacre aux rapports entre la littérature et la connaissance pour nous consacrer à son analyse des liens entre la littérature et la philosophie morale. Bouveresse nous apprend à penser, rigoureusement, avec humour, à repérer ces affirmations que leur répétition élève au rang d'illusions établies. Pour lui, la littérature parle de vérité, de vie humaine et d'éthique, dimensions que le structuralisme a contribué à exclure avant que le post-moderne n'érige la littérature en un genre sublime dont la philosophie et la science ne sont qu'une espèce1. Et le retour en grâce de l'histoire littéraire qui a reconduit la « bigoterie philosophico-littéraire » (25) de la littérature comme connaissance suprême et indiscutable de la réalité ne lui semble pas plus encourageant. Une distinction floue comme celle qui existe entre la littérature et la philosophie peut cependant être réelle et importante, rappelle-t-il après Wittgenstein, quoique le post-modernisme l'ignore. Cette confusion, qui nourrit cependant nombre de publications en vogue des deux côtés de l'Atlantique, nous détourne des questions essentielles : pourquoi avons-nous besoin de la littérature en plus ou aux côtés de la philosophie ? Pourquoi avons-nous le sentiment qu'elle pourrait contribuer à la philosophie morale ? C'est à ces questions auxquelles la conception essentialiste et les théories post-modernes ne permettent pas de répondre et en récusant toute science de la littérature que Bouveresse tente de répondre à travers un dialogue avec les écrivains et les philosophes, en déniant à quiconque le droit de se poser en autorité.

2Si l'on pense que la littérature a rapport à l'éthique, il convient de la définir avec Wittgenstein, comme transcendantale, échappant aux catégories vrai/faux, ce qui implique que la façon dont elle peut apparaître en littérature ne diffère pas de son implication dans la vie réelle. Wittgenstein reconnaît en outre à la connaissance littéraire le privilège de réussir à exprimer l'indétermination et la complexité de la vie morale sans la falsifier. Plus que la vie réelle, elle nous « apprend à regarder et à voir » (54). Elle donne « des indications », elle apporte une « connaissance pratique », distincte de la connaissance scientifique, qui a un rapport direct avec la question : « comment nous pouvons ou devons vivre » (63). La littérature étend notre raisonnement pratique ; elle étend notre morale à travers le rapport organique entre la forme et le contenu d'une oeuvre, explique Bouveresse. Cette inséparabilité caractérise également la philosophie, mais le roman n'exprime pas des pensées, il les incarne (Musil), il enchevêtre l'intellectuel et l'émotionnel. Une articulation spécifique entre le champ éthique et le champ de la connaissance se réalise dans l'unité d'un contenu esthétique. Dans cette perspective, la littérature apporte une contribution effective à la résolution des grands problèmes moraux d'une époque, en mobilisant les ressources de la connaissance théorique. La théorie littéraire et la philosophie ont les mêmes questions, s'appuient sur les mêmes sources, même si la première oublie la seconde. On pourrait penser que cet oubli correspond à une volonté de s'en tenir à la littérarité mais l'explication est insuffisante. La littérarité que négligerait le philosophe, ne résume pas la littérature qui fait faire à son lecteur des expériences importantes (fussent-elles liées à la forme littéraire) et Bouveresse rejette l'illusion d'un texte purement auto-référentiel, pour rappeler l'importance de son contenu socio-moral. Il rappelle que l'absence de morale en littérature peut n'être qu'apparente. Certains écrivains apparemment amoraux soulèvent la question fondamentale de sa possibilité et de sa compatibilité avec les exigences de la vie, à partir d'un point de vue sensualiste. D'autres ont été les dénonciateurs de l'affabulation morale mais leur neutralité est également celle de moralistes. Musil souligne quant à lui que l'ennemi de la morale n'est pas l'immoralisme mais l'idéalisme moral qui obère la vérité que cherche à exprimer la littérature.

2 Martha Nussbaum, Poetic Justice. The Literary Imagination and Public Life, Beacon Press, 1995.
3Si l'absence de communication entre le romancier et le philosophe demeure réelle, M. Nussbaum soutient dans Poetic Justice2que le roman peut être une façon de faire de la philosophie morale. Dans sa lignée, Bouveresse oppose avec pertinence l'imagination morale à l'oeuvre en philosophie qui est « l'imagination au repos » au roman de « l'imagination active et même parfois hyperactive » (93). Bien qu'il pense que la thèse nussbaumienne soit insuffisante, il lui reconnaît le mérite d'avoir clarifié le rôle de la philosophie, de défendre l'existence d'une relation interne entre la valeur éthique et la valeur littéraire d'une oeuvre, en substituant à la morale kantienne, une conception aristotélicienne plus large. Les oeuvres littéraires expriment des engagements évaluatifs sur nombre de questions cruciales via leurs personnages ou leur énonciation. La littérature a ceci de singulier qu'elle permet de prendre en compte le rôle crucial de l'imagination créative et de l'improvisation concernant les questions et les conflits moraux et Nussbaum plaide pour la reconnaissance de ces qualités qui sont la source de l'intérêt philosophique et du potentiel subversif de l'imagination littéraire. L'Université segmentée en disciplines a oublié que le roman exprimait un sens de la vie à travers l'interaction avec son lecteur. En France, souligne Bouveresse, s'y ajoute l'excès d'honneur dont on accable le genre. D'ailleurs la littérature contemporaine elle-même semble avoir cessé de croire et d'utiliser son potentiel subversif et Bouveresse souligne que : « jamais probablement la littérature ne s'est trouvée dans une situation de conflit aussi aigu avec le système de pensée de l'économie politique et sa prétention de gouverner la totalité de l'existence des hommes [...]. Et pourtant, la posture dominante chez les écrivains d'aujourd'hui, quand ils ne se rallient pas ouvertement au système, semble être beaucoup moins celle de l'opposition et de la lutte que de la résignation ou de l'indifférence plus ou moins cynique » (155). Cette position, que l'on se gardera de confondre avec le sensualisme ou la neutralité éthique rejoint la question de la place du romancier dans la sphère publique.

4Nussbaum plaide pour l'intervention de la littérature dans ce domaine. Tout jugement raisonnable a besoin de faits et de possibilité inattendues, donc d'histoires inventées, comme les offre la littérature invitant ses lecteurs à se mettre à la place d'autrui pour s'en approprier les expériences dans une visée de modification sociale. le roman opère un va-et-vient entre le général et le concret à travers la singularité d'une structure et d'une adresse au lecteur. Il construit un paradigme d'un style de raisonnement éthique spécifique, non-relativiste, par rapport au contexte, dans lequel nous arrivons à des descriptions concrètes, universalisables. Il est donc une forme de raisonnement public, précieuse culturellement et interculturellement. Après W. Whitman et Nussbaum, Bouveresse plaide pour ce regard poétique, égalitaire, nécessaire en ces temps de déshumanisation d'autrui, bien qu'il souligne que l'appel à l'inclusion des écrivains dans la vie politique via quelque comité lui semble une proposition modeste. L'octroi d'une dignité honorifique est la rançon morale que notre société croit devoir payer à une époque qui croit seulement aux faits et à l'argent, pense-t-il, tout en reconnaissant que l'autre proposition nussbaumienne de développer une culture plus consistante et humaine de l'imagination rejoint la critique de K. Kraus de la presse qui a tué l'imagination et rendu possible la Grande Guerre. Les meurtriers de l'imagination sont les meurtriers de l'humanité et c'est sur des grandes oeuvres littéraires qu'il faut s'appuyer pour entretenir et fortifier l'imagination, plaide-t-il, en s'écartant des stéréotypes sur le « devoir de mémoire » et la « barbarie » des incultes.

5Si la critique de la société peut relever de la littérature, doit-elle être morale ou politique ? Bouveresse demande une critique politique distincte d'une critique morale, laquelle ignore, volontairement ou non, la question du pouvoir, en déplorant qu'à notre époque, la seule critique médiatiquement possible du capitalisme soit morale, ce qui est « une situation réellement préoccupante » (171). « [S]i les gens étaient meilleurs, le monde le serait aussi » : la formule d'Orwell désigne la substitution de la morale à la philosophie politique et à l'action qui prévaut actuellement, parfois sous les habits de l'ethical turn, du « retour fracassant de l'éthique » dont se défie le philosophe (128). Cette substitution réduit toute différence à la différence entre le bien et le mal et conduit à l'injonction faite aux « jeunes des banlieues » de moraliser leurs existences sans que les conditions de ces mêmes existences ne soient examinées, et encore moins transformées. Pourquoi se contenter de la critique morale d'un système politique désastreux ?, s'interroge Bouveresse. Où se découvre que l'on peut être raisonnablement optimiste sans verser dans l'angélisme des comités Théodule peuplés de philosophes sortis de leurs réserves universitaires pour l'occasion.

6On peut donc utiliser le concept de connaissance ou de pensée morale pour a ffirmer que la littérature apporte une contribution importante à la connaissance morale, à la condition d'élargir le sens de l'expression et de faire d'une partie de la littérature la critique « subversive et radicale de la philosophie morale » (174). Ainsi, certains romans construits sur la haine et le mépris proclamé de l'espèce humaine nous font cependant accéder à une vérité morale particulière, en occultant certains traits de la condition humaine et la partialité dont font preuve leurs auteurs comporte elle-même une position évaluative. Pouvons-nous d'ailleurs nous contenter du seul point de vue moral ? Comme Nussbaum, H. James s'élève contre le moralisme kantien, avant de proposer une forme différente de compréhension morale, nourrie de concepts comme l'esthétisme ou le philistinisme. Les situations les plus susceptibles d'intéresser le romancier dépassent la morale kantienne car il ne croit pas à la « pureté, l'inconditionnalité, l'univocité, la commensurabilité universelle et la décidabilité en matière éthique, et [il] a plutôt tendance à aimer et à rechercher systématiquement la mixité, l'ambiguïté et l'indécision » (182). À la suite de James, Bouveresse refuse de surcroît tout point de vue méta-moral ou opposé à d'autres formes d'attention à l'âme humaine, au profit d'un point de vue sympathique sur la réalité complexe de l'existence. Il souligne le désaccord ponctuel entre le désir critique de comprendre et certaines métaconceptions des critiques et rappelle après Musil qu'on ne saurait confondre l'exploration des chemins latéraux possibles pour la morale avec l'immoralisme. La distinction nécessite du temps et c'est en cela que consiste le progrès de la connaissance morale. Il existe en outre une différence entre affirmer que la fonction morale de l'oeuvre est difficile à reconnaître et prétendre qu'elle ne la remplit pas.

7Dernier point : peut-on assimiler la question de la fonction morale d'une oeuvre à son caractère moral ? La réponse De Wilde — un livre n'est pas moral, il est bien ou mal écrit — est insuffisante. Un livre bien écrit est-il par essence moral parce que le bien est sous la dépendance du beau ou bien la question doit-elle être ignorée ? Une oeuvre bien écrite et une oeuvre morale ne sont pas équivalentes, rappelle Bouveresse. La position purement esthétique exige une notion précise du vrai qu'il est devenu parfois impossible de détenir, et la confusion du beau et du bien n'apporte nulle solution. On opposera à Wilde la position d'un Musil : l'art ne cherche pas la jouissance mais le savoir et, ce faisant, il étend le nôtre. Si on pense que l'immoral doit être connu, il peut l'être par ses relations avec le moral et par les transformations qui nous font passer de l'un à l'autre. Dans cette perspective, la littérature offre des possibilités uniques, rappelle Bouveresse. Ce sont peut-être celles-ci qu'ils nous faut sonder pour sortir du cynisme post-moderne, de la soumission à « l'horreur économique » et de la critique morale en guise de critique politique. Ne finissons pas devant le choix d'un Proust auquel de nombreuses et passionnantes analyses sont consacrées et qui élève l'art et l'inaction politique à la dignité de metron.


NOTES
1 Cf. Prodiges et vertiges de l'analogie, Paris, Raison d'agir, 1999.

2 Martha Nussbaum, Poetic Justice. The Literary Imagination and Public Life, Beacon Press, 1995.


POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique
Bénédicte Coste, « Jacques BOUVERESSE, La Connaissance de l'écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie », Études britanniques contemporaines [En ligne], 34 | 2008, mis en ligne le 06 juin 2019, consulté le 27 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ebc/7287 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ebc.7287


AUTEUR
Bénédicte Coste
Université Paul Valéry-Montpellier 3
Lien : https://www.babelio.com/monp..
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Citations et extraits (1) Ajouter une citation
On n'exprime pas de pensées dans le roman ou la nouvelle, mais on les fait résonner.
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