La manipulation des apparences s'apprend dès l'âge de raison et participe à personnalité, à la politesse, à la séduction, à la diplomatie, à la littérature, en bref à la comédie humaine.
Goffman pousse très loin la métaphore théâtrale en sociologie, définissant l'acteur, le rôle, la scène, la façade, la coulisse, etc. Ces analogies justifient-elle que ce livre soit un classique de l'école de Chicago, et peut-on comprendre la société à partir des représentations quotidiennes comme à partir de la solidarité, de la division du travail, du don et du contre-don, ou de la gestion de la violence chez les sociologues français (Bourgeois,
Durkheim, Mauss, Girard et les autres) ? Possible, mais on apprend autant sur les interactions relationnelles dans La recherche du temps perdu ou dans La vie mode d'emploi.
À vrai dire il faut lire attentivement le titre (« la vie quotidienne »), la préface « J'ai voulu faire de cet ouvrage une sorte de guide proposant une perspective sociologique à partir de laquelle l'on puisse étudier la vie sociale, et plus précisément le type de vie sociale qui s'organise dans les limites physiques d'un immeuble ou d'un établissement » (p 9), ou encore l'introduction pour comprendre le système de
Goffman : « Lorsqu'un individu est mis en présence d'autres personnes, celles-ci cherchent à obtenir des informations à ce sujet ou bien mobilisent les informations dont elles disposent déjà » (p 11). « En résumé, on peut donc supposer que toute personne placée en présence des autres a de multiples raisons d'essayer de contrôler l'impression qu'ils reçoivent de la situation » (p 23). Il s'agit donc d'une approche présentielle, à courte portée, combinant la prestance et l'attitude physique, le niveau de langage et l'intonation, les expressions non verbales, en quelque sorte une sociologie miniature, presque de salon. La quatrième de couverture parle d'ailleurs des « miettes de la vie sociale ».
Dans le corps du livre, peu de raisonnement, plutôt un foisonnement d'exemples qui portent sur les petits conflits, les malentendus, les malaises. Des exemples souvent étranges pour le lecteur du 21e siècle, expliquant que les femmes et les noirs — plus généralement les subalternes — se font plus bêtes que la réalité pour mettre à l'aise leur partenaire masculin/blanc ou leur supérieur hiérarchique. Rien de quantitatif. Des références au travail de terrain de l'auteur dans l'hôtel d'une île des Shetlands (!) et dans des asiles psychiatriques dignes du Vol au-dessus du nid d'un coucou. Un travail de terrain qui aurait pu inclure le poker, dont
Goffman était un expert.