Cocktail rare de rage et d'apaisement, de pamphlet et de poésie, un surprenant roman systémique, alerte et irrévérencieux, de la relation mortifère contemporaine entre Afrique et Europe.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/07/note-de-lecture-
le-trio-bleu-ken-bugul/
Immigré clandestin ouest-africain à Paris, orphelin de père et de mère, Góora a été régularisé assez rapidement, notamment parce qu'il disposait d'un vrai métier (plombier) ayant su convaincre ses employeurs de sa valeur. Devenu au hasard des logements membre solide d'un trio d'amis hautement improbable et superbement poétique, avec François, ex-taulard victime d'une erreur judiciaire, et Suleiman, gravement traumatisé par la guerre au Moyen-Orient, il prépare désormais un séjour tout ce qu'il y a de plus légal au pays, où il se voit revenir à la fois humble et triomphant, mais en tout cas en ayant de quoi satisfaire les omniprésentes langues déliées de la pression sociale, pour se marier avec sa fiancée d'adolescence et pour superviser l'achèvement de la maison qu'il a fait construire par son oncle, grassement rémunéré en conséquence au fil de ces sept années d'absence. Tout en préparant ce voyage décisif de retour provisoire, il se remémore dans la douleur et l'exaltation le parcours cruel, à travers désert et mer, à travers vols et exactions, qui lui avait alors permis de rejoindre la France.
Huit ans après les deux faces presque symétriques de «
Aller et retour » et de «
Cacophonie », voici donc le onzième roman de la grande
Ken Bugul, que – subodore-t-on – bien des nouvelles lectrices et lecteurs auront découvert à l'automne 2021 sous les traits subtilement romancés de Marème Siga D., dans «
La plus secrète mémoire des hommes » – couronné du prix Goncourt – de
Mohamed Mbougar Sarr. Publié chez
Présence Africaine en janvier 2022, ce texte alerte et virevoltant délaisse les formidables abîmes intimes et néanmoins puissamment politiques du « Baobab fou », de «
Cendres et braises » et de «
Riwan ou le chemin de sable », mais aussi les rusées fantasmagories farceuses et cruelles de «
La folie et la mort », de « Rue
Félix-Faure » et de «
La pièce d'or », pour nous offrir une redoutable synthèse provisoire, épurée et pamphlétaire, du regard de l'autrice sur le rapport entre l'Afrique (de l'Ouest) et l'Europe (plus particulièrement la France). Si le ton du récit peut aisément naviguer au fil de ses 250 pages entre celui de la fable désormais presque immémoriale de l'immigration clandestine contemporaine (et des embûches mortelles qui la jalonnent) et celui d'une prose plus nettement théâtrale (on songera ainsi à des excursions du côté du
Koffi Kwahulé de « Monsieur Ki » ou du
Kossi Efoui de «
Solo d'un revenant »), «
le trio bleu » s'impose vite par son mélange unique et rare de poésie intime et de vision politique pleinement systémique : peu de composantes de la déréliction globale échappent en effet ici à l'oeil et à la verve de
Ken Bugul. Si le poids de l'Histoire (et particulièrement des facettes les moins avouables, à la décolonisation, de celle-ci, telles qu'on les trouve par exemple chez
Yambo Ouologuem,
Ahmadou Kourouma ou plus récemment Gauz) prélève sa dîme indispensable, la corruption actuelle de trop d'élites africaines, l'emprise des religions et la mutation à rebours vers une société de consommation effrénée et de paraître superlatif reçoivent leur juste part des causes du marasme, se répondant les unes aux autres. Sans afro-pessimisme mortifère et sans afro-optimisme superficiel, «
le trio bleu » engendre sa propre poésie surprenante, associant contre toutes attentes raisonnables un degré élevé de rage et une conscience forte d'un apaisement possible, si l'on veut bien, ensemble, mépriser suffisamment les langues déliées qui dictent le malheur.
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