Cette critique contient des spoilers.
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La peste » a fait l'objet de toutes sortes d'interprétations variées et de lectures symboliques, dont
Albert Camus fut parfois lui-même l'instigateur : en un rat - ai-je entendu quelque part dans une conversation de fats -, on a voulu suggérer l'invasion sournoise du totalitarisme ; en
la peste, le fléau de l'occupation nazie ; et à la place de la lutte des médecins et des citoyens, la Résistance contre l'Ennemi. de mon côté, je n'ai pas le goût de me livrer à ce genre de double lecture, même si je ne nie pas au lecteur le droit de tirer du récit les leçons qu'il voudra - après tout, s'il se satisfait d'un symbolisme simpliste et qu'il y trouve comme une forme épurée et sublimée de ce qu'il croit avoir retenu et compris d'un fait précis, je l'abandonne volontiers à son heureuse fascination, mais que l'on ne m'empêche pas alors de m'en tenir à ce qui est écrit. J'ai observé, pour ma part, une maladie contagieuse et mortelle s'emparer progressivement d'une ville jusqu'à la couper du reste du monde et l'amputer, chaque jour et des mois durant, d'un nombre croissant de vies humaines - j'ai observé les humeurs et les pensées de ses habitants prisonniers, tantôt résignés ou révoltés, racontées par un narrateur ordonné et consciencieux. Ce roman est à la fois la rencontre d'une maladie aux contours épidémiologiques et aux symptômes vraisemblables, dont le progrès est relaté avec une rigueur scientifique qui suppose une documentation préalable, et d'une étude psychologique minutieuse, presque impatientante - d'abord celle des personnages, peu nombreux, mais dont les motivations sont à chaque fois très détaillées, comme si l'auteur souhaitait présenter une analyse de chaque « type » humain et de sa lutte morale entre « bien » et « mal » exacerbée par le fléau, mais aussi celle de la masse, de la population entière, comme si celle-ci formait une unité, un seul mouvement. Ces deux aspects surtout retiennent l'intérêt du lecteur : en premier lieu, ce que devient la médecine quand elle ne peut guérir ni prémunir, et n'est plus que logistique et statistiques ; ensuite, ce que devient l'homme quand il est exposé à une crise sanitaire d'une telle ampleur, alors que les libres plaisirs qui constituaient le petit bonheur de sa vie quotidienne sont brusquement prohibés et que la pérennité même de son existence est menacée et rendue incertaine, selon des circonstances extérieures et qu'il ne peut contrôler.
Pour commencer, il faut s'imaginer la ville côtière d'Oran, en Algérie française des années 1940, où le quotidien tranquille est soudainement perturbé par un afflux de rats agonisants dans les immeubles et sur les trottoirs. Rapidement, les premiers cas isolés d'une maladie mortelle se déclarent, présentant des symptômes d'une univocité telle que les médecins soupçonnent, presque immédiatement et par la force d'une conviction qui se passe de tests scientifiques, la réémergence de
la peste bubonique, longtemps disparue. Comme la ville compte plus de deux cents mille habitants et que chaque médecin ne rencontre d'abord qu'un ou deux malades parmi ses patients, il s'écoule un certain temps de latence pendant laquelle l'épidémie continue de prendre de l'ampleur, avant que l'on songe à additionner la totalité des cas et que la communauté scientifique donne enfin l'alerte. Un médecin qui n'aura observé qu'une poignée de malades atteints d'une fièvre foudroyante, aux ganglions durs et suppurants, même s'il y reconnaît - tel un présage - les signes illustrés par les terribles fresques du Moyen-Age, n'envisagera pas d'annoncer au monde entier la nouvelle, séance tenante. Non, il lui faudra un appui épidémiologique, l'argument du nombre de morts pesant seul assez lourd pour que les autorités se décident à reconnaître la gravité de la situation et la nécessité du recours à des mesures préventives exceptionnelles. Les chiffres et les modélisations pronostiques sont la preuve écrite et certaine qu'un désastre humain se profile, et là où la parole du médecin est écoutée d'une oreille distraite et sceptique, ces constats indubitables imposent une réaction immédiate des services administratifs qui n'ont alors d'autre choix - sous peine qu'on leur reproche, en connaissance de cause, de n'avoir « rien fait » - que d'agir en conséquence. C'est ainsi, acculées à leur devoir de protection des citoyens, de prévision et de gestion des crises mettant en danger la santé publique, que les autorités ferment les portes de la ville et instaurent toutes sortes de mesures contraignantes pour juguler l'épidémie.
Que
la peste puisse ressurgir des tréfonds de l'Histoire, dans une ville qui n'a plus connu d'évènements extraordinaires depuis des siècles, voilà une incongruité qui heurte le schéma routinier d'habitants incrédules, hébétés, pour qui leur existence banale revêt le caractère d'intouchabilité du quotidien commun, qui échappe nécessairement aux grands désastres de l'humanité. Cet ancien mythe ne peut nullement pénétrer les préoccupations ordinaires de cette société bien rangée : c'est une évidence, il n'y a pas sa place - il appartient à d'autres temps, d'autres lieux et d'autres destinées. Que l'on songe seulement aux balbutiements ridicules d'un médecin qui oserait formuler un tel diagnostic, au milieu des cafés et des restaurants bondés, ou devant les tramways qui circulent tranquillement, chargés de leurs lots pressés de travailleurs ! A moins d'être un observateur droit et vrai, comme le vieux médecin Castel pour qui la réalité n'est pas une demi-mesure, un flou mensonger ou une déformation accommodante, l'incertitude l'emporte toujours sur la preuve clinique et la suspicion syndromique, et l'on retarde ainsi le bouleversement qui précède l'acceptation d'un changement brutal et inattendu dans notre existence jusqu'alors si confortablement rassurante. Les services d'administration de la ville, à partir de l'instant où ils seront confrontés aux prévisions alarmantes des données épidémiologiques irréfutables, pousseront l'absurdité jusqu'à son extrémité en faisant appliquer des mesures au seul titre des chiffres, et sans se résoudre à en nommer précisément la cause. Alors que les premières observations des symptômes de la maladie, rapportées par quelques médecins comme Castel, auraient pu permettre une réaction plus précoce et radicale, on se contente d'en traiter les conséquences, avec un train de retard, sans avoir du tout usé de son esprit rationnel et scientifique pour étudier - dès avant son expansion - l'origine du mal et ses mécanismes de transmission. On ne justifie pas la fermeture de la ville par l'identification, parmi ses habitants, de
la peste bubonique, mais seulement sur la base d'une liste de morts qui s'allonge de façon inquiétante et qui risquerait de nuire au bien général placé sous la responsabilité des autorités administratives.
La problématique de la santé publique a dépassé celle de l'intérêt médical et étiologique : c'est à peine si un sérum curatif est essayé sur les malades, à la fin de l'épidémie, tant les forces et le temps des médecins sont entièrement consacrés à la gestion du nombre des cas infectés. La prise en charge d'un pestiféré, au lieu de s'inscrire dans un service de « soins », relève en fait de la simple évacuation sanitaire - afin d'éviter la contamination des voisins et des proches -, ainsi que d'un recensement de décès. Invariablement, les formes graves succombent au mal et il s'agit surtout que les corps entrent dans un circuit sécurisé de désinfection et que leurs relents ne polluent pas l'air des habitations. Les familles ne s'y trompent pas : le médecin perd peu à peu sa figure de bienfaiteur et de guérisseur, pour devenir celle du croque-mort qui retire les mourants à leur foyer et les expédie, sous les sirènes stridentes des ambulances, vers une fin certaine. Quand la médecine est rendue impuissante, dépassée par la virulence inédite de l'infection et engloutie par l'amoncellement de données que suppose une prise en charge globale, devenue pure gestion et statistique, qui préfère la sauvegarde d'un plus grand nombre - en prévenant la contamination par des mesures d'isolement et en s'assurant de voir chaque malade mourir dans un lit médicalisé, même improvisé - aux recherches médicales sur la cause de l'épidémie - le bacille de
la peste -, elle n'est plus un art, ni une science, et l'homme n'apprend rien - mais il est vrai au moins qu'il aura répertorié les noms et prénoms de tous ses morts et en aura préservé le digne souvenir.
On peut s'interroger sur la pertinence des choix stratégiques des autorités d'Oran, qui agissent toujours, comme elles ne manquent pas de le rappeler, selon l'avis des médecins. La ville étant le premier et unique foyer connu de l'épidémie, il est d'abord décidé d'interrompre tous ses contacts avec le monde extérieur - sorties de voyageurs, courriers, etc. -, tant et si bien qu'à aucun moment la maladie ne devient une menace pandémique. Fait étrange, le confinement est limité aux remparts d'Oran, mais il n'est jamais question d'empêcher les déplacements des habitants ou de restreindre leur quotidien à l'intérieur même de la ville - en assignant par exemple chacun à demeure. Cafés, restaurants, boutiques et transports en commun restent ouverts, sans qu'aucune instance ne spécifie des gestes barrières à observer pour se protéger de la contamination - lavage de mains, port de masques, distance minimale d'un mètre ou limitation des effusions amicales ou des réunions de groupe. L'exercice d'un métier n'est pas interdit, quoique l'isolement de la ville empiète sur les activités des uns et des autres, notamment par un couvre-feu qui n'était du reste pas exceptionnel à l'époque, ni n'empêche-t-on les promenades, représentations théâtrales ou séances cinématographiques. Les contraintes, outre l'interdiction de quitter la ville, se manifestent surtout lorsque l'on est soi-même, ou l'un de nos proches, touché par la maladie : le cas diagnostiqué est alors impérativement transféré dans l'un des hôpitaux - qui sont pour la plupart des écoles et autres bâtiments publics transformés à cet effet - et son entourage est dispersé dans les camps de quarantaine - stades et terrains de sports dont la surface a été aménagée en rangées de tentes. Les hôpitaux de fortune, où l'on multiplie toujours les lits et où l'on prodigue de moins en moins de soins véritables, sont gérés aussi bien par des citoyens ordinaires que par des médecins et infirmières, faute d'effectifs suffisants. L'équipement y est minime - masques et blouses - mais simple, loin des appareillages complexes dont nous disposons aujourd'hui : les mesures d'hygiène et le circuit des cadavres jusqu'à la fosse commune, puis jusqu'au four crématoire, sont calculés dans un souci d'efficacité austère. Une fois qu'un malade est englouti dans la machine infernale de la logistique sanitaire et administrative, sa famille ne le revoit plus, mais est dûment informée de son décès, à l'heure venue.
Les privations de liberté les plus contraignantes interviennent donc surtout a posteriori d'une infection par
la peste, et non par mesure de prévention stricte - j'entends par là, mesure de prévention dans un foyer qui n'aurait pas du tout été en contact avec le bacille, mise à part bien sûr la limitation des déplacements et des rapports en dehors de la ville. J'ignore si ces lacunes flagrantes dans la prévention de la propagation d'une maladie contagieuse et mortelle sont le résultat d'un défaut de vision chez Camus - s'est-il suffisamment documenté, a-t-il auguré à tort un scénario bancal ? - ou bien le fruit d'une pensée libre, qui n'a pas même envisagé qu'on puisse confiner les gens chez eux et restreindre leurs activités professionnelles et sociales, parce qu'elle l'aurait jugé d'une inhumanité indécente et d'une contrainte inacceptable.
Lorsqu'une maladie mortelle touche une large part de population, il est impossible de contempler le dernier soupir de chaque homme, femme et enfant, et ceux-ci deviennent bientôt une rangée de chiffres noirs sur des feuilles de compte. Or, on sait bien que l'on ne ressent pas une peine et une empathie en proportion du nombre de ses bénéficiaires : au delà d'un certain point - et je prétends même que ce point se situe en dessous d'une dizaine d'individus -, on ne peut distribuer à chaque perte humaine le juste montant de chagrin qui lui revient, par dignité. Pire, lorsqu'on voit mourir un homme et que l'on est simultanément conscient que de multiples scènes semblables ont lieu au même moment partout dans la ville, l'épuisement gagne jusqu'à nos sentiments - l'expression la plus patente de notre humanité - et l'on se surprend alors dans un état d'instabilité émotionnelle où l'on oscille entre exacerbation et atténuation de nos élans compassionnels. Là réside le grand péril de la codification des règles de prévention et d'hygiène : un soignant, qu'il soit médecin ou citoyen volontaire, ne tient pas la longueur - il n'a pas l'endurance indispensable à la lutte rationnelle et systématique contre la contagion. Passés les premiers jours d'urgence et de vigilance accrue, il s'use à la tâche, effiloche à la fois ses sens et ses émotions, tandis que la maladie - bacille microscopique et primaire - profite de ses inattentions pour franchir les barrières qu'on a voulu ériger entre elle et ses hôtes. C'est pourquoi il faudrait, dans ce combat de chaque instant et de toutes les précautions, un renouvellement incessant de volontaires, par intervalles de quelques jours à semaines : la fibre héroïque ne se prolonge guère au delà, et seul un sang neuf et enthousiaste aura la patience et les scrupules nécessaires à l'éradication d'un ennemi invisible, après quoi, il s'en désintéresse et le néglige. Il est contraire à la vie de se contenir sans répit, de mesurer chacun de ses gestes, de limiter ses mouvements jusqu'à ressembler le plus possible au végétal dans sa serre, fixe et inanimé, que l'on vient nourrir par cargaison de terreau, et qui n'entretient avec son environnement qu'un minimum d'interactions - en somme, juste le nécessaire pour encore exister.
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La Peste » de Camus est un de ces romans ayant connu un succès qu'il lui aurait été difficile d'atteindre aujourd'hui, selon les standards de notre littérature contemporaine. le fil narratif, lent et minutieux, peut s'avérer impatientant au lecteur avide de rebondissements, et les scènes morbides capables d'exciter sa délectable panoplie d'affects apitoyés ne sont pas assez profuses pour satisfaire son grand appétit du misérable et du souffrant. Aucun des personnages ne surprend par une action grandiose ou une réaction imprévue : tout est annoncé - par de nombreux indices - longtemps à l'avance, en totale conformité des caractères détaillés par un narrateur scrupuleux, attentif aux plus petites variations d'atmosphère et d'humeur. On remarquera, d'ailleurs, que ces personnages sont peu nombreux - j'en compte cinq ou six d'importance, tous d'humbles représentants d'une humanité morale et touchante, c'est à dire motivés par ce qu'ils estiment « bon » et « mauvais » en ce monde. le récit est ponctué de leurs prises de parole aux conclusions presque solennelles, imbibées d'une sorte de sagesse de grand-mère, mi dicton, mi philosophie - le narrateur lui-même a parfois recours a des circonlocutions pour expliquer des idées et des raisonnements pourtant enfantins et dont le peu de densité ne justifie guère qu'il y accorde tant de lignes de reformulation. On peut donc reprocher à l'auteur ces leçons de vie enrobées de bonhomie et de mystère, car prononcées par des gens simples et sur des questionnements favorablement « humains » - bien et mal, bonheur, devoir, justice, etc. - et où la conscience est longuement inspectée. Ainsi, Rieux - médecin investi dans un métier qui devient presque un sacerdoce - s'interroge sur son humanité, l'accompagnement du mort et de ses proches, sa capacité et son devoir de sauver des vies. Cottard - ancien criminel en fuite pour qui
la peste est une aubaine qui le soustraira quelques temps à la police - tâche de mener une existence de générosité exemplaire et ne cesse de s'inquiéter qu'un homme puisse racheter ou non ses péchés aux yeux de ses semblables. Grand - petit fonctionnaire appliqué et qui n'a jamais rien exigé pour lui-même - s'épuise à chercher la perfection dans la première phrase de son roman inachevé. Rambert - journaliste pris au piège dans cette ville étrangère - est tiraillé entre son désir de s'échapper et sa volonté d'aider ses compagnons de misère. Enfin, Tarrou - personnage fantaisiste et observateur curieux - se torture l'esprit à l'idée de faire du « mal » en croyant faire du « bien ».
Aussi, la ville d'Oran est un personnage à part entière, ou plutôt une peinture plus globale et artiste de l'évolution de l'épidémie et des états d'âme de ses habitants. le climat, surtout, fait figure d'indicateur : les longs mois d'exil s'allongent sous une grisaille de pluie, tandis qu'un rayon de soleil voit sortir dans les rues des visages emplis d'espoir et de vigueur retrouvés, sans que l'on ne sache si le phénomène naturel provoque une réaction épidermique, ou si c'est cette dernière qui se traduit - par le goût de l'auteur - en une esquisse météorologique. A mon sens, cette stratégie narrative est une manière de toucher à l'art dans l'écriture - lorsque la peinture est réalisée avec le recul et la finesse que seuls peuvent prodiguer des travaux préparatoires et un projet ambitieux et longtemps médité. Face au fléau qui les frappe tous simultanément, les plaintes, protestations et abattements des habitants semblent s'accorder à l'unisson et s'exprimer en un seul cri commun : ce sont à chaque fois des vagues d'humeurs qui traversent la ville et s'y propagent jusque dans ses recoins, et non des figures solitaires et distinctes. Tantôt, c'est l'espoir qui saisit tous les coeurs, puis la résignation, l'apathie, le regain héroïque, et parfois la révolte contre les mesures d'isolement que les autorités imposent - dont le moindre mal est la restriction des libertés de déplacement hors de la ville et l'impression d'enfermement relatif qui en découle, mais dont les conséquences souterraines affectent surtout profondément l'économie, appauvrissant les ménages et conduisant à des pénuries d'aliments et de produits. Nombreux sont ceux qui croient faire figure d'exception et veulent, comme le journaliste Rambert, échapper à la loi - mais les règles de quarantaine ne sont efficaces que si elles sont appliquées jusqu'au bout et en tout lieu et toute personne. Aucune forme de laxisme ne peut subsister si l'on souhaite faire barrière à l'épidémie : c'est la raison pour laquelle toute demi mesure ou retard d'application d'une disposition préventive est à bannir systématiquement, ou bien le but n'est pas atteint et plus rien ne justifie l'instauration d'un quelconque moyen. Autant donner à un poulet un traitement contre la perte des plumes alors qu'il est déjà nu et rose - ce qui revient à lui infliger inutilement des diarrhées indésirables !
le prêtre se tient en embuscade et attend patiemment que son tour vienne, il se repaît des catastrophes et des fléaux où le pouvoir de sa parole divine est renforcé, sublimé par des oreilles souffrantes et égarées. Ainsi, la foule afflue dans l'église lorsque Paneloux prononce son