La peste, par
Albert Camus. Relire un sommet de la littérature à des années, voire des décennies d'écart, à des époques de la vie très différentes, adolescence et maturité, c'est comme si on ne lisait pas le même livre à chaque fois. Aujourd'hui, je cherche derrière chaque fait une portée philosophique ou une analogie.
L'histoire est celle d'une épidémie de peste qui touche et se limite à la ville d'Oran, en Algérie, dans les années 40. En Europe alors, sévit la «peste brune», le nazisme, la France est sous le régime de Vichy et de l'Occupation allemande. Ce n'est pas par hasard que l'on a comparé le thème du roman de Camus avec ce qui s'est abattu sur la France à la même époque.
Le Docteur Rieux est celui qui identifie
la peste et la signale aux autorités. Personne ne veut croire à un tel fléau. Il faut vaincre des résistances, pour entrer dans la Résistance (contre
la peste). le préfet ordonne la fermeture des portes de la ville. À côté de Rieux, émergent d'autres personnages, figurant des thèmes divers, volontiers contemporains : la religion (le père Paneloux interprète l'épidémie comme une punition divine, les ténèbres prenant la place de la miséricorde), l'engagement (Tarrou, un humaniste mêlant générosité et sentiment de révolte, seconde Rieux et le paiera de sa vie), la volonté d'exil (Rambert cherche à quitter la ville clandestinement, avant de se raviser et de se joindre aux combattants), l'adaptation frauduleuse (Cottard et ses trafics de collabo), l'enfermement, l'exil intérieur (la résignation frappe une population qui s'organise face à la pénurie et essaie de compenser par la recherche de plaisirs au café, au restaurant, au cinéma. On peut aussi évoquer l'impuissance médicale, la manipulation de l'information, la fragilité de la condition humaine et l'asservissement de l'homme, chacun étant condamné à se soumettre à la loi transcendante d'une raison «supérieure», à souffrir, à mourir, sauf à se battre sans cesse, etc. Quant à l'absurde qui caractérise la pensée de Camus, le concept est là en filigrane, masqué, en premier lieu sous la forme d'un mal, concret et abstrait, qui frappe au hasard et sous la forme d'une organisation de la société dont le sens échappe à la majorité. Ce sens que chacun cherche dans le domaine privé (art, dévouement, amour…) pour échapper à cet absurde. Mais il est à craindre qu'une majorité ne le trouve pas et se laisse à aller à une existence déjà tracée ou à « l'habitude du désespoir ».
Mais nous sommes dans un roman, pas dans un manuel de philosophie. le narrateur a un regard distancié par rapport aux évènements, celui d'un chroniqueur relatant les étapes de la guerre contre
la peste, les évolutions propres à chaque personnage ou certains moments tragiques comme la mort du fils du juge Othon. Rieux et ses amis luttent contre l'épidémie, par l'isolement des cas, des mesures d'hygiène, puis par des sérums spécifiques. Il est probable que leur action a limité l'extension, voire la durée du mal, dont l'évolution générale a toutefois été celle d'une épidémie normale.
La peste, la proximité de la mort et sa distribution aléatoire (ah ! l'absurde) déstabilisent la société, modifiant les relations entre les gens, introduisant de nouvelles valeurs, relativisant le sens de l'existence de chacun, abolissant les différences sociales. Pourtant, le récit reste dépassionné, un peu encombré par les aspects techniques du combat sanitaire et administratif, la trame romanesque est corsetée, entravée par trop de pensées, de justifications, d'explications. Et puis, on est à Oran, en Algérie, mais la population, homogène, paraît abstraite. Camus évoque «les gens», ils parlent tous la même langue (laquelle ?), il n'y a ni riches ni pauvres, ni colons ni autochtones colonisés, ni Français ni Arabes, tout juste quelques Espagnols. Cette géographie fictive m'a frappé.
Camus est-il trop philosophe pour être un bon romancier et écrire autre chose qu'une fable morale ?