Cher Barye,
Moins heureux que Benvenuto, vous n’êtes point venu à l’une de ces époques où l’instinct, le sentiment, l’amour et l’enthousiasme de l’art étaient universels, — où l’art était de première utilité, de première nécessité, comme l’eau et le pain.
Vous êtes venu dans un temps où l’art est une espèce de bizarre et capricieuse superfluité dont on se passerait assez volontiers. — Aujourd’hui on n’adore plus l’art, — on le tolère, — ou bien, tout au plus, on s’en amuse un instant, puis on l’oublie dans un coin comme un jouet inutile.
Au seizième siècle l’art grandissait et s’épanouissait splendidement, aux acclamations et aux applaudissements des peuples, sous le glorieux et généreux patronage des Jules II, des Léon X, des Clément VII, des François Ier, des Charles-Quint.
Aujourd’hui l’art étiolé végète, misérablement sustenté par quelques trafiquants, par quelques brocanteurs auxquels l’abandonnent l’indifférence du peuple, l’ignorance de la bourgeoisie et les préoccupations des gouvernants.
Au seizième siècle, de nobles et ardentes rivalités, d’effrayantes et merveilleuses luttes éclataient, pour la plus grande gloire de l’art, dans les temples de Dieu et les palais des rois, des papes et des empereurs, entre ces géants qui s’appelaient Michel-Ange et Raphaël, Titien et Tintoret, Primatice et Rosso, Bandinelli et Benvenuto.
Aujourd’hui, à ces chocs terribles qui enfantaient tant de chefs-d’œuvre, ont succédé des batailles non moins passionnées, non moins acharnées ; mais ces batailles se livrent à la sourdine, dans les antichambres des ministères et dans les boutiques, — non pour glorifier l’art, mais pour vendre le plus avantageusement possible quelque toile ou quelque marbre en dénigrant la marchandise des concurrents.
Pour tout résumer en un mot, au seizième siècle on naissait et on vivait artiste, aujourd’hui on naît et on vit marchand.
Je me trouvai bientôt à Lucques, d'où je me rendis à Pise. J'avais alors seize ans environ. Arrivé à Pise, près du pont du milieu, à l'endroit que l'on nomme la Pietra del Pesce, je m'arrêtai devant la boutique d'un orfèvre: je regardais attentivement ce que le maître faisait, lorsqu'il me demanda qui j'étais et quelle profession j'exerçais. Je lui répondis que j'étais un peu de son métier. Aussitôt, cet homme de bien m'invita à entrer dans sa boutique et me donna du travail en me disant:—« Ta bonne mine me fait croire que tu es un bon et brave garçon; »— et, à l'instant, il me mit entre les mains de l'or, de l'argent et des pierres précieuses. A la fin de la journée il me mena dans sa maison, où il vivait honorablement avec ses enfants et sa femme, qui était d'une beauté remarquable.
Les lectures d'influence de Vincent Ravalec : livre 5 : "La vie de Benvenuto Cellini."