Retour à Killybegs//
Sorj Chalandon// Grand Prix du roman de l'
Académie Française 2011
Avant de se plonger dans la lecture de ce récit passionnant et très bien écrit, il convient pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette histoire de faire un bref résumé historique concernant l'Irlande.
Dès le début de la période historique (VIè siècle av. J.C.), l'Irlande est une terre celtique dont le peuple parle le gaélique. Les Celtes sont arrivés principalement d'Espagne et ne seront jamais colonisés en Irlande par les Romains.
Au cours du IV é siècle la christianisation s'étend sous l'action de Padraig (
Saint Patrick).
Au IX é siècle ont lieu les invasions des Vikings qui ravagent l'îlet massacrent les habitants.
Puis c'est la conquête anglaise et la couronne anglaise domine toute l'île à partir de 1494. En 1541, Henri VIII, protestant, se proclame roi d'Irlande.
Une première révolte contre l'envahisseur se déclare en 1641 matée par Cromwell. La moitié de la population est massacrée (Drogheda et Wexford).
Les lois anticatholiques de Guillaume III sont promulguées en 1695.
Nouveau soulèvement en 1798 avec la première République de Connaught. La réaction anglaise est terrible et en 1800 l'Acte d'Union rattache totalement l'Irlande au Royaume Uni.
Création en 1905 du front de résistance Sinn Féin.
En 1916, c'est l'insurrection de Pâques à Dublin qui proclame la République avec James Connoly. Les anglais écrasent cette nouvelle révolte mais un nouveau soulèvement survient en 1918 qui va durer trois ans.
Le traité de Londres en 1921 après négociations aboutit à la partition de l'île avec un dominion catholique Irish free state et l'Ulster protestant. Ce traité ratifié par le Dàil Éireann, mais rejeté par la majorité de la population.
D'où une guerre civile irlandaise jusqu'en 1923 opposant les partisans d'une indépendance complète aux adeptes d'un compromis avec la couronne anglaise. Ce sont les premiers, vainqueurs de la guerre civile qui prenne le pouvoir.
Mais en 1932, les opposants du Fianna Fàil, menés par Éamon de Valera remportent les élections et Valera abolit le traité d'allégeance.
C'est en 1949 qu'est proclamée la République d'Irlande qui quitte aussitôt le Commonwealth.
L'Ulster de majorité protestante, reste au sein de la couronne.
Les heurts entre cette majorité et la minorité catholique ne cesseront jamais et prirent particulièrement de l'ampleur de 1960 à 1998, année qui sera marquée par un accord entre les deux communautés. (Accord du Vendredi Saint ou de Belfast qui est signé par les deux Irlandes et le Royaume Uni)
L'histoire de Tyrone Meehan qui est le narrateur, né en 1925, commence peu à près sa naissance quand il doit subir les violences physiques de son père Padraig, gueule cassée et regard de glace, alcoolique invétéré et homme brutal avec son entourage.
« Ancien de l'IRA, vétéran légendaire, grande gueule magnifique, conteur de veillée, chanteur de pub, joueur de hurling, le plus grand buveur de stout jamais né sur cette terre du Donegal… »
Avant de devenir méchant, il fut un poète irlandais. de rares moments d'attention surviennent qui marque nt l'enfance de Tyrone :
« Une fois, sur le chemin du retour de promenade, il a pris ma main. Et moi, j'ai eu mal. Je savais que cette main redeviendrait poing, qu'elle passerait bientôt du tendre au métal. Dans une heure ou demain et sans que je sache pourquoi. Par méchanceté, par orgueil, par colère, par habitude. J'étais prisonnier de la main de mon père. Mais cette nuit-là, mes doigts mêlés aux siens, j'avais profité de sa chaleur ? »
À la mort du père, la famille au complet quitte Killybegs, tout au nord-ouest de l'Irlande, passe la frontière et s'installe chez l'oncle Lawrence Finnegan, frère de sa mère, à Belfast.
Les ennuis pour les catholiques de Belfast commencent en 1941 et n'auront de cesse.
Tyrone va connaître la prison, la liberté puis encore la prison.
Nous sommes en 2006 et Tyrone fait le pèlerinage à Killybegs. Mais ce n'est pas un retour comme on aurait pu s'y attendre. Il a trahi ses compagnons et ses idéaux, et peu à peu le lecteur découvre le piège dans lequel il est pris et dont les mailles se resserrent en une suspense allant crescendo.
Dans un style d'une grande sobriété et parfaitement maitrisé, l'auteur par la bouche de Tyrone nous conte cette histoire chargée d'émotion et de violences. L'horreur atteint des sommets au cours des emprisonnements successifs de Tyrone.
« En mars 1978, battus chaque fois qu'ils allaient à la douche, les gars ont brisé leur mobilier et refusé de sortir des cellules. En représailles, les gardiens ont tout vidé, ne laissant que les matelas sur le sol. Quelques jours plus tard, ils n'ont plus sorti les tinettes. Lorsqu'elles ont débordé, les soldats républicains ont décidé de pisser par terre, de chier dans leurs mains et de répandre leurs excréments sur les murs. Lorsque je suis entré au bloc H4 du camp, le jeudi 1er novembre 1979, cela faisait trois ans que trois cents camarades étaient nus dans leur couvertures (ils refusaient de porter le costume carcéral anglais) et vivaient dans leur merde. » Hallucinant !
L'incompréhension entre Tyrone revenu à Killybegs en 2006 et son fils Jack tout jeune soldat de l'IRA est un moment particulièrement pathétique :
« Il a froncé les sourcils. Il semblait ne pas comprendre. À reculons, il a pris le chemin qui mène à la route. Sans un mot. Il est parti de face. Il quittait la maison, son enfance, le vieux puits, la flamme caressante des bougies, les lutins, la forêt, il quittait le village de ses ancêtres, son père, toute l'Irlande que je lui avais donnée. Il marchait les bras écartés. Il trébuchait sans voir. Mon enfant, mon fils, mon petit soldat. Il pleurait. Il était bouche ouverte en masque de souffrance. Il fuyait. Il se sauvait de moi. »
31 décembre 2006 : Tyrone le « traître » a 81 ans ; il est un homme traqué dans la cabane familial de Killybegs. Il écrit tout ce qui lui passe par la tête, ses mémoires et ses réflexions en quelque sorte ; sa femme Sheila qui réside à distance à Strabane en raison du danger, vient avec le nécessaire pour fêter le réveillon. Un moment de paix et de grande émotion, une cérémonie douloureuse. Avant l'issue inéluctable…
Un grand livre logiquement couronné par l'Académie française.