Un lecteur dubitatif énumérait ses réticences à lire un recueil de nouvelles retraçant la vie dans le "vieux sud" écrit par une romancière issue de la meilleure société louisianaise. Il n'y voyait en effet que le délassement d'une bonne âme désireuse de rompre avec les mondanités. Comme ladite novéliste fut également une femme "déclassée" par la faillite de son époux, perdue à Cloutierville, dans la paroisse de Natchitoches au milieu des blancs pauvres, des noirs et des cajuns, il l'imaginait observant les "petites gens" comme une entomologiste. Quel regard pouvait donc porter sur la vie quotidienne dans les bayous, les petites plantations, les grandes propriétés ruinées par la guerre une honorable mère de six enfants issue de la bonne société de la ville de Saint-Louis?
Et bien ce lecteur devrait se plonger sans tarder dans
le sorcier de Gettysburg, merveilleux recueil de la romancière
Kate Chopin qui esquisse en dix-huit nouvelles un tableau fidèle de la société louisianaise des XVIIIème et XIXème siècles, où apparaissent riches descendants des familles françaises, cajuns chassés d'Acadie par le "Grand Dérangement", Indiens Choctaws, anciens esclaves, petits propriétaires terriens...
Kate Chopin était une fervente admiratrice de Guy de
Maupassant dont elle traduisit des contes (elle écrira qu'il eut une grande influence sur son oeuvre). Comme lui, elle s'intéresse à toutes les couches de la population, évoque un vieux soldat amnésique qui rentre chez lui vingt ans plus tard, un esclave abîmé par la vieillesse qui a oublié qu'il était libre, une femme acadienne entourée d'une nuée d'enfants... C'est une société complexe qui se dessine, et dont on perçoit le mode de fonctionnement, une société sur le déclin régie par des codes sociaux et raciaux complexes ("L'esclave des Bênitou", "La vieille tante Peggy").
Les nouvelles sont passionnantes parce qu'elles font état des répercussions qu'eurent trois événements majeurs sur la société francophone du sud des Etats-Unis: le Traité de Fontainebleau qui nourrit chez la population un sentiment de trahison et d'abandon ("La jeune fille de Saint-Philippe"), la guerre de Sécession qui brisa les familles et changea à tout jamais le visage du sud ("
Le sorcier de Gettysburg", "Le médaillon", "Le retour d'Alcibiade"), et la vente de la Louisiane par Napoléon, qui isola les francophones.
Mais ces nouvelles sont avant tout de beaux portraits de femmes, toutes les femmes, jeunes, vieilles, noires, blanches, indiennes... Il y a Mentine mal mariée et usée par la maternité ("Visite à Avoyelles"), l'aristocrate déchue qui revit inlassablement le pillage de sa demeure par les troupes de l'Union ("Ma'ame Pélagie"), l'indienne Choctaw déchirée entre l'attrait pour la vie dans le bayou et son affection pour un bébé acadien ("Loka"), l'ancienne esclave qui ne sait où aller après l'abolition ("La vieille tante Peggy"). .. Si
Kate Chopin parle aussi bien des femmes c'est qu'elle est une figure singulière dans une société sudiste où leur existence était bien morne.
Kate Chopin lisait, fumait en public, sortait sans chaperon et montait à cheval comme un homme. Nous lui devons le merveilleux
L'Éveil, vibrant hommage à l'émancipation sexuelle et intellectuelle, bel ouvrage qui est au même titre qu'Une chambre à soi ou Mrs Dalloway un hymne à la féminité. le livre provoqua lors de sa publication en 1899 un véritable scandale, les âmes bien pensantes n'étant pas prêtes à s'émouvoir des aspirations d'une mère de famille à la liberté.
C'est d'ailleurs sur un hymne à la liberté que s'ouvre
le sorcier de Gettysburg, avec le beau portrait de Marianne Laronce ("La jeune fille de Saint-Philippe") Car si certains s'acharnent à vivre au milieu des vestiges d'un passé révolu, le plus simple serait finalement d'aller de l'avant, libéré de toute entrave ("Les souliers du mort").