Rentrée littéraire 2021 #34
Virginie. Dans une plantation de tabac en déclin comme toutes celles du secteur à la veille de la guerre de Sécession. le mur de l'esclavagisme commence à s'effriter. Les gros propriétaires sudistes, par incompétence et cupidité, ont travaillé leurs terres jusqu'à leur épuisement, réduits à brader leurs esclaves pour maintenir leur vie de luxe oisif. C'est là qu'est né Hiram, d'une esclave et du maître, d'une Asservie et d'un Distingué si l'on reprend le vocabulaire de l'auteur.
« Et c'est le seul endroit où j'aurais pu l'apercevoir, là, sur le pont de pierre, une danseuse drapée de bleu diaphane, parce que c'est ainsi qu'ils avaient dû l'emmener, quand j'étais petit, à l'époque où la terre de Virginie était encore rouge comme la brique et rouge de vie, et, même si d'autres ponts enjambaient la rivière Goose, c'est celui-ci qu'ils avaient dû lui faire traverser, pieds et poings liés, car c'est par ce pont qu'on accédait à la grand-route qui s'enfonçait en serpentant entre les collines vertes jusqu'au bas de la vallée avant de bifurquer dans une direction, une seule, et cette direction était le sud. J'ai toujours évité ce pont, car il était entaché du souvenir des mères, des oncles et des cousins qui avaient disparu sur la route de Natchez. Mais conscient aujourd'hui du formidable pouvoir de la mémoire, conscient qu'il peut ouvrir une porte bleue menant d'un monde à l'autre, (...), conscient que la mémoire est capable de replier la terre comme un morceau de tissu, (...), je sais aujourd'hui que cette histoire, cette Conduction ne pouvait commencer que là, sur ce pont fantastique entre le pays des vivants et le pays des disparus. »
Ce sont les premières lignes et elles m'ont embarquée direct. La plus belle idée de ce roman est de placer la mémoire au coeur de la question raciale. Hiram possède un pouvoir extraordinaire, mystérieux, lié à l'eau : la Conduction qui lui donne la capacité de se transporter magiquement d'un endroit à un autre. Mais pour activer ce pouvoir, il doit puiser dans son passé, il doit déverrouiller des souvenirs d'enfance traumatiques, il doit se souvenir de sa mère qui lui a été arrachée lorsqu'il avait neuf ans. Et il a tout oublié. Dans la majeure partie du roman, Hiram cherche à comprendre ses mécanismes de déclenchement, les explorer pour obtenir une maitrise totale et s'en servir pour libérer d'autres esclaves, à commencer par sa mère adoptive et son grand amour. Des mentors, blancs ou noirs, seront là pour l'aider, en Virginie ou en Pennsylvanie où il intègre le fameux réseau de l'Undergournd railroad.
Ta-Nehisi Coates déploie une imagination très féconde à partir d'un trope similaire à
Underground railroad, roman dans lequel
Colson Whitehead poussait brillamment la métaphore du chemin de fer clandestin en imaginant littéralement un vrai train souterrain permettant aux esclaves de fuir vers le Nord. Ici, l'auteur part du mythe des Africains volants ou marcheurs sur l'eau ( des esclaves qui sautaient des navires négriers les déportant en Amérique pour éviter leur sort et qui retourneraient sains et saufs en Afrique ) en l'adaptant en téléportation surnaturelle. C'est très très réussi. Cette touche fantastique apporte une énergie presque optimiste laissant entrevoir une possibilité d'échapper à un destin tragique. Comme si la mémoire avait le pouvoir de vous transporter vers la Liberté, comme si la transmission de chants, de danses nés en Afrique pouvaient être un moyen de survie. Pas de naïveté pour autant. Toute la condition de l'esclave est décrite de façon très réaliste, dure, avec l'autre face de la mémoire, plus sombre, celle qui s'apparente à un abyme qui peut vous engloutir dans le désespoir. J'ai rarement lu un roman qui décrit aussi bien l'horreur émotionnelle de l'esclavage qui sépare des familles.
Le récit est très riche du point de vue romanesque, empli de personnages, de lieux, de cavales, d'histoires d'amour, de trahisons. Chaque chapitre infuse comme un bouillon qui ne sera pas utilisé immédiatement mais beaucoup plus tard. La construction est parfois un peu alambiquée, avec des personnages secondaires pensés comme des outils pour transmettre des thèses. J'ai parfois eu du mal à suivre les mécaniques de l'intrigue, ce qui a pu m'enlever l'immédiateté de mon plaisir de lecture, ce dernier ressortant très souvent lors de scènes lyrico-poétiques absolument superbes et terriblement sensibles.
Malgré ces quelques réserves,
La Danse de l'eau est un roman ambitieux et surprenant qui explore l'héritage de l'esclavage en démontrant puissamment que le crime des Etats-Unis n'est pas seulement d'avoir laissé l'asservissement d'humains se perpétrer dès son origine, mais de refuser de regarder son passé en face en luttant contre ses séquelles contemporaines.
Lu dans le cadre d'une Masse critique privilégiée