Je l'aperçois tous les matins en allant travailler. Grande, belle, immaculée. Elle m'impressionne.
Alors je fais une pause dans ma lecture, je lève les yeux et je la regarde par la vitre du RER.
C'est l'Arche.
Ses 110 mètres de haut, ses arrêtes éclatantes, ses lignes pures, son imposante volée de marches où je me suis assis si souvent. Et pourtant je ne savais rien d'elle. Je n'y voyais qu'un monument emblématique du célèbre quartier d'affaires de l'ouest parisien, mais j'ignorais tout de son histoire, du grand concours international d'architecture de 1982 qui a vu naître le projet fou d'un cube géant et ajouré. Je n'avais jamais entendu parler des hommes qui l'ont érigé, ni de leurs accrochages et de leurs divergences d'idées, ni des tractations politiques et des diverses péripéties techniques qui ont agité ce chantier titanesque entre 1985 et 1989...
Même le génial Johan Otto von Spreckelsen - dit Spreck -, l'architecte fantasque et idéaliste à l'origine de l'Arche, m'était totalement inconnu.
Heureusement sont arrivés
Laurence Cossé et son ouvrage passionnant ! Ce fut un régal de revivre avec elle cette incroyable aventure qui, je m'en suis rendu compte, dépasse largement le simple cadre un peu rasoir de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire.
Derrière le cube se cachent non seulement de fascinantes réflexions sur l'art, le processus de création, la vision d'un homme tout entier au service de son oeuvre, mais aussi des notions de physique et de géométrie, des défis techniques, des contraintes économiques, des pressions politiques, de coups bas et des conflits d'égo.
L'histoire de l'Arche embrasse donc celle de toute une époque, celle de la France mitterrandienne des années 80, celle des grands projets (Opéra Bastille, parc de la Villette, pyramide du Louvre, ...), du bicentenaire de la révolution et du G7 à Paris.
Les angles d'attaque sont multiples, et j'étais loin de m'imaginer en entamant ma lecture que
Laurence Cossé parviendrait à aiguiser ainsi ma curiosité sur des fronts si divers. Il faut dire que sa plume est alerte, fine, intelligente : elle pourrait aborder n'importe quel sujet et le rendre captivant !
S'il ne fallait retenir qu'une seule figure de cette vaste enquête, ce serait sans conteste celle de Spreck, si attachante et si originale.
Voilà un véritable esthète de l'architecture, un perfectionniste venu tout droit du Danemark (avec toujours aux pieds ses mêmes sabots traditionnels !) où il menait jusqu'alors une carrière tout à fait modeste (juste la construction de quatre petites églises à son actif), qui n'a jamais touché un ordinateur et qui ignore tout ou presque de la technique. Spreck ne s'intéresse qu'au sens, à la symbolique, à la beauté du Cube et à ses proportions parfaites, à sa blancheur et au vide qu'il enchâsse.
Forcément, et malgré l'appui inconditionnel d'un
François Mitterrand bien décidé à faire bâtir son arc de triomphe, cet homme d'idéal se heurte en France à bien des déconvenues. Il ne comprend rien à la lourdeur du système bureaucratique français, porte un regard éberlué sur la complexité des démarches administratives et sur notre "peu de sens du contrat" ("Nous avons du mal à le croire, nous autres Français qui nous voyons rationalistes, organisés et pour tout dire très intelligents, mais aux yeux de beaucoup de nos voisins nous sommes des passionnels, des idéologues, des phraseurs, des agités, des individualistes, enfin des gens peu sûrs").
En 1987, las des modifications incessantes apportées au cahier des charges, Spreck finit même par considérer les adjoints qu'on lui a plus ou moins imposés comme des traîtres ayant dénaturé son oeuvre : il jette l'éponge, rentre au Danemark et meurt dans l'anonymat deux ans avant l'inauguration de son Arche. L'article qui lui est consacré sur wikipédia (puisque c'est ainsi qu'on mesure aujourd'hui la renommée d'un homme...) est ridiculement succinct : heureusement que
Laurence Cossé était là pour rendre justice à ce créateur atypique, allant même jusqu'à lui prêter un destin christique ("Une vie dans l'ombre. Puis trois années de vie publique. Un chemin de croix et la mort").
Mais voilà que je m'étale encore (combien d'entre vous sont encore là à l'entame de ce cinquième paragraphe ? ☺) alors je passe en vitesse et dans le désordre sur tout ce qui reste à découvrir dans "
La Grande Arche" :
... un éclairage intéressant sur les habitudes professionnelles dans les entreprises scandinaves, et plus spécifiquement sur la société danoise (une société du consensus, marquée par le protestantisme et l'éthique du juste milieu : que de contrastes avec ce que nous connaissons en France !)
... des scènes étonnantes vécues dans les couloirs de l'Élysée, les rêves de grandeur de Mitterrand, les opinions divergentes de Chirac, les gabegies financières et le tour de vis budgétaire de Juppé, les changements de cap à répétition après les élections législatives de 1986 et l'entrée en cohabitation,
... des considérations esthétiques, les raisons qui ont déterminé le choix des matériaux, la conception des ascenseurs panoramiques et les mille aléas d'un chantier colossal (imaginez : trois hectares et demi de marbre et deux hectare et demi de verre, cent cinquante mille tonne de béton, treize mille tonnes de métaux divers, pour un ensemble de trois cent mille tonnes !), ainsi que de jolies formules articulées autour de mots tels que pureté, puissance, ouverture, audace, liberté,
... enfin un historique plus terre-à-terre et un peu confus, qui m'a moins intéressé, sur les multiples administrations, sociétés privées, consortiums, holdings aux acronymes abscons et autres associations plus ou moins fumeuses qui se sont succédé entre les murs du portique géant, sans que l'on parvienne jamais à comprendre à quoi le bâtiment était initialement destiné (un Centre international de la Communication ? "Entre 1982 et 1986, la fine fleur de la force au pouvoir en France va chercher à comprendre ce qu'elle a pu vouloir dire là. Centre d'abord, Carrefour ensuite, ASCOM, puis CIC, puis CICOM, changeant de président et de directeur aussi souvent que de nom, mais toujours avec un budget considérable, l'ectoplasme prendra des formes successives, aussi creuses les unes que les autres, avant d'être piétiné par un nouveau gouvernement. La suite sera plutôt pire puisque, après deux ou trois crapuleux simulacres, rien ne remplacera la baudruche et que
L Arche, conçue pour héberger un au lieu de rencontre et de compréhension universelles, demeurera à moitié vide")
... et tant d'autres surprises encore !
Une chose est sûre : demain matin dans mon train de banlieue, quand je distinguerai au loin la silhouette de l'Arche, je verrai d'un autre oeil ce curieux assemblage de verre, de béton, de marbre et d'acier. J'aurai alors une pensée pour Johan Otto von Spreckelsen, lui qui "dans son carré monumental, a en quelques sorte encadré la perspective, comme s'il voulait afficher la notion même de dessin urbain et sa grandeur à travers les siècles."