Au VIème siècle, toute sacralité a disparu. Les mots ne désignent plus d'institutions, de fonctions, d'organisations, de traditions même – et donc pas non plus d'autorité. L'évêque de Tours tente bien de rappeler de temps à autres que ses aïeux lui ont transmis la dignité de « sénateur », on comprend bien que c'est laborieux, qu'on n'y croit plus, que le sens d'une telle dignité s'est perdu. Il en est de même des termes de « rois », « duc », « comte ». Peut-être celui d' « empereur » résiste-t-il mieux parce que la fonction est toujours occupée – mais, bien loin, à Constantinople. Pas question de trembler devant une quelconque justice ou tribunal, de vénérer un chef, souverain ou administrateur, de magnifier une idée, un principe, un concept, de partager un texte, une légende fondatrice. Pas question non plus de se référer à des traditions pour organiser la cité, le « pagus ». Tout cela a disparu. La réalité s'est disloquée et ne tient plus que dans l'expérience immédiate, dans la confrontation directe, momentanée et locale. On comprend alors que les mots soient devenus si inquiétants : ils sont proférés sans contexte, sans référence – et si l'on vous menace de vous voler ou de vous tuer, en somme, puisque rien d'intellectuel ou de spirituel ne retient plus, c'est comme si on vous avait déjà volé ou tué. Les mots se font performatifs parce que la discussion a perdu son cadre : ils ne servent qu'à menacer ou à promettre puisque rien ne vient plus organiser leur construction, leur imbrication, leur agencement les uns dans les autres dans le but de constituer ce dont on ne fait pas l'expérience quand on en reste à une confrontation avec la matière : le sens.
En conséquence, on a la dégaine facile. Un mot de trop, une menace mal placée ou mal assurée, un jugement humiliant, une ambiguïté qui déplaît, est c'est le meurtre assuré. Personne n'y échappe. On égorge, on fracasse les crânes, on coupe les extrémités, on perce les poitrines, les coeurs et les flancs, on écrase sous des pierres, on étrangle, tous les moyens sont bons pour calmer la terreur que fait surgir la parole malvenue et neutraliser qui l'anime. Aux plus patients, qui sont peut-être aussi les moins bien équipés en lames tranchantes, le poison, le guet-apens et les assassinats programmés sont des recours fréquents. Pour punir, ce qui revient peut-être souvent aussi à prévenir, puisque la jurisprudence et le tribunal font fortement défaut, on prive : des mains, des pieds, de la vue, de la vie.
La promesse n'est pas plus rassurante que la parole méchante : elle n'est jamais respectée. Si vous aviez prévu d'évoluer prochainement dans ces lieux et à ces époques, on ne saurait que trop vous conseiller d'éviter d'accepter les invitations de qui se dit votre allié à célébrer votre union par le partage de nourriture, de porter vos lèvres à la coupe offerte par qui vous parle d'amitié, de dormir sous le même toit que votre hôte dans le but de vous rendre disponible pour poursuivre des négociations que vous sentiriez en bonne voie : vous vous ne vous en relèveriez pas. On vous recouvrirait d'une saie et vous sortiriez de la forteresse les pieds devant.
C'est que les plus chaleureuses promesses de bonheur, de gloire, de richesses, de réparation des torts, d'amitiés et d'alliance sont systématiquement trahies. Pire, les promesses qui n'ont pas besoin d'être énoncées, comme celle de bienveillance que portent normalement les liens de filiation, le sont aussi : les maris transpercent leurs femmes et les femmes empoisonnent ou font empoisonner leur maris ; les fils tuent leur père ; les filles leur mère ; tandis que les pères et les mères assassinent leurs enfants. Il s'agit de se tenir à carreau pour éviter le trépas malencontreux. Si vous êtes mécontent d'une ambassade fanfaronne, vous n'hésiterez pas à recouvrir en revanche vos interlocuteurs d'immondices – histoire de bien faire comprendre qui a le dernier mot. Grégoire n'évoquant que les relations des familles aristocratiques (rois, comtes, ducs, mais aussi évêques, abbés et abbesses, prêtres), on ignore ce qu'il en est des « petites gens ».
On comprend alors l'intérêt des efforts de quelques motivés à vouloir réinstaurer une référence morale commune, comme Grégoire, dont il trouve des relais au sein des mystères de la religion. Mais là aussi, les discussions qui établissent par leurs conclusions à des vérités partagées, manquent dans les annales. Il faut les tenir soi-même. Les quelques échanges théologiques que rapporte l'évêque de Tours sur l'incarnation ou la trinité font office de témoignage sur la manière dont la controverse permet d'obtenir l'établissement de vérités partagées. Les échanges sont oraux, privés, tenus en face à face, et se font auprès d'un public éclairé, puisque capable de soutenir la controverse, c'est-à-dire rare. On suppose que Grégoire ne rapporte pas les situations où ses connaissances et son sens de la répartie ont failli. Et comme il rapporte par ses anecdotes nombre de farfelus, menteurs, thaumaturges, escrocs, mais aussi de prélats qui par leurs méfaits et leurs crimes se noient dans la masse de ceux des princes séculiers, on se dit qu'il va en falloir du temps pour que l'ensemble de la société retrouve les fondements de ce qui légitime une société structurée qui oeuvre par la conscience de la collectivité à sa propre reproduction et à son engagement dans l'avenir : la culture.
Et ce n'est donc ni à la tradition séculaire ni aux emprunts d'une puissance étrangère impressionnante que se trouveront les sources de sa génération, mais dans celles de la religion. Il est amusant de constater que c'est, tel que le présente Grégoire, par la logique et l'argumentation (et un peu l'invective tout de même… qui prévient sans doute par avance à quoi s'expose l'éventuel contradicteur…), que s'obtient la persuasion de son interlocuteur : où la foi et la conviction se répondent l'un l'autre sans que l'on puisse à la lecture de ces histoires déterminer laquelle engendre l'autre. C'est surtout le goût de l'ordre et du succès qui engagent l'adoption de la croyance en les dogmes – comme le rapporte la relation de la conversion de Clovis.
De fait à cette époque, outre les dogmes, la religion et la magie ne se différencient pas très bien. Il s'agit surtout d'amasser des vérités qui puissent renforcer la nécessité d'adopter des références partagées. Idéalement, ces vérités, pour être indubitables et convaincre plus rapidement que les échanges oraux, seront des faits constatés – et si besoin des témoignages de faits dont on ne doutera par qu'ils ont été constatés.
Ainsi les méfaits, les médisances et les blasphèmes sont toujours vengés, si besoin par des voies indirectes, telles que la maladie ou la défaite au combat ; les provocations de populations ou de villages s'ensuivent de tempêtes et d'inondations qui saccagent les récoltes ; et les détenteurs de la diffusion de la nouvelle spiritualité sont réputés protégés : les bras armés qui se lèvent contre eux se figent, les incendies s'éteignent devant leurs paumes ouvertes, les murs des villes sont rebâtis, des orbes lumineux apparaissent au-dessus de leur tête pour neutraliser les impudents. Ils sont protégés des malfaisances et des maladies et, en somme, il n'y a que le diable qui puisse, de temps à autre, avoir raison de leur immunité en mettant prématurément, au moyen d'un scramasaxe, un terme à leur vie. Il est encore rapporté qu'ils sont capables, à l'occasion, de soigner les maladies et de ressusciter les morts. Ici la vérité s'édifie en posant par avance sa valeur – on convaincra ensuite.
Mais qu'on ne croie pas que le crime et l'iniquité doivent être préalablement commis pour que se manifeste leur autorité. Celle-ci est par avance signifiée dans les eulogies dont on fait suivre leur nom et leur capacité à donner du sens aux signes annonciateurs, qui sonnent comme autant d'arguments en faveur de la supériorité de leur intellect, ce moteur caché que l'on ne saurait neutraliser par le biais d'une falarique comme on le fait régulièrement et avec efficacité contre un corps de chair : les incendies qui se déclenchent sans cause, les traits de lumières dans le ciel qui se rejoignent en un point élevé au milieu de la nuit, les boules de feu qui traversent le ciel, les fruits qui mûrissent en janvier, les arbres qui en donnent deux fois dans l'année, les gelées en été, sont autant de marques de la puissance de la spiritualité que l'on invoque pour que soient adoptés les dogmes.
On comprend que l'établissement d'une autorité commune auprès d'une société humaine passe, même s'il s'agit d'une religion, par la constatation matérielle des avantages que l'on a à en adopter les principes. Et à ceux qui douteraient du sens que l'on donne à la réalité, il reste l'argumentation pratique à propos des Écritures canoniques, comme le fait l'auteur de l'
histoire des Francs.
La parole performative ne semble donc plus tout à fait après cette lecture pouvoir être définie comme une fantaisie, une affabulation, une supercherie produite par des esprits imaginatifs : mais plutôt désigner le statut d'énoncés qui, par manque de cadre, ne trouvent d'applications que dans la pratique, dans la matérialité des relations physiques. le retard de l'instauration de la liberté d'expression s'expliquerait alors par la nécessité préalable de la mise en place de ce cadre, par l'atteinte par l'organisation sociale d'un niveau de culture suffisant : lorsque, seulement, la parole n'est plus prioritairement et spontanément une marque d'action, mais qu'elle est au contraire devenue en premier lieu une contribution à la construction d'un sens – lequel doit lui-même être autorisé par les principes même de l'organisation sociale – et donc ne pas dépendre exclusivement d'un dogme.
La liberté d'expression ne pourrait en ce sens ne se mettre en place qu'après que la culture a dépassé la religion, laquelle est parvenu d'abord à imposer l'abstraction du sens. Dans cette construction, l'action du temps alors n'est pas une option. Où le principe de la guerre, quotidien dans les royaumes francs, révèle sa double inanité : à construire un sens par la faveur de l'action contre la réflexion, à autoriser la possibilité même du développement du sens, la culture, par le mépris des conclusions partagées, anéanties dans le meurtre et la destruction matérielle. On saisit encore que le travail de Grégoire vise à engager cette possibilité en actant les faits de son époque, mais en allant plus loin même : les relations des controverses religieuses et de la conversion de Clovis, les quelques reproductions de traités et de lettres, les jugements portés sur les personnes et les actes semblent déjà prétendre à enseigner aux contemporains et aux générations futures. Il ne s'agit cependant pas encore de culture, mais de convaincre. Les propos sont donc secs et intransigeants. le temps de la culture viendra après, mais l'évêque en ouvre la possibilité.
Et où, en passant, les tensions de la société de la communication contemporaine qui se se braque sur des bouts de phrases, des demi-mots et des déclarations ineptes nous fait observer un retour à la parole performative qui condamne à la vindicte publique le mot de travers. Peut-être que l'écrasement de la réalité par les écrans finit par faire croire que la réalité n'est plus que langagière : à l'inverse du temps de Grégoire de Tours, ou la parole était un acte, la nôtre révélerait que l'acte de la société de la communication n'est plus que langagier. L'effet est le même : la liberté de parole s'évapore... Et l'effet est une destitution de la théorie, laquelle déchoit de son statut idéal par incapacité à révéler ses principes dans la réalité matérielle : ici le retour aux religions ? et au matérialisme ? Les chaînes d'information et le marketing qui utilise la parole pour obtenir un acte d'achat ou la société déculturalisée, comme un retour à une société sans culture, comme au Moyen âge ?...
On doute cependant, en découvrant les nombreuses occurrences de phénomènes astronomiques, qu'ils aient été tous inventés ou soient l'objet d'hallucinations collectives. On sait que le ciel de nuit ne nous est masqué par la pollution lumineuse que depuis quelques décennies, et que durant des millions d'années, y compris du temps de Grégoire, la voie lactée paraissait, écrasante, tous les soirs aux sociétés humaines… de là à penser que nous aurions la joie excitante d'observer, peut-être pas tous les soirs, ni toutes les semaines, mais au moins tous les mois, des phénomènes de type « comètes », « halos lumineux », « éclipses » partielles, de ceci ou de cela, si seulement la sécurité nocturne des villes et le chiffre d'affaires diurnes des commerces pouvaient être considérés comme suffisants pour que s'éteignent les perturbations qui nous les occultent…
Et si l'on ajoute que la diffusion des techniques et des moyens industriels d'aujourd'hui nous permettraient en plus en comparaison du Vie siècle, d'aller observer tous les soirs les anneaux de saturne ou le détail des cratères de la lune, on se dit que l'on pourrait bien trouver dans ces observations des étoiles et des astres des motivations à concilier et apaiser, collectivement, des malentendus millénaires qui continuent de faire frémir sur la terre…
On peut en attendant lire les aventures amusantes et dynamiques (au moins un meurtre par page et il y en a cinq cents) de l'
Histoire des Francs… le premier livre recense les années du monde en recopiant ce qu'il a lu dans la Bible, les livres suivants sont des anecdotes brèves et disparates car Grégoire rassemble des faits qui lui ont été rapportés d'époques anciennes, mais la conversion de Clovis et quelques autres surprises narratives valent la lecture, et on en vient rapidement à ce que Grégoire dise « je » : il rapporte alors les événements dont il a été lui-même témoin. Les anecdotes sont plus longues, plus fournies et l'on vit pour ainsi dire les événements à ses côtés.
L'
Histoire des Francs, c'est l'impression de découvrir mille fois à l'improviste des manigances et des « coups par en-dessous », des tournures de phrases, des anecdotes et des formulation narratives surprenantes et séduisantes…
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À noter aussi que le livre regorge d'idées originales pour de futurs parents en manque d'inspiration.
Par exemple, pour une fille : Radegonde (la Poitevine), Ingitrude (la Tourangelle), Chrodielde, Beretrude, Ingeburge, Goisrinthe, Ingonde, Clodosinde, Faileube, Euphémie, et, pour l'entente familiale entre deux soeurs : Brunehaut et Frénégonde.
Pour un garçon : Bladaste ; Ansoald, Gondovald, Ragnovald, Anstrovald, Bucciovald, Magnovald, Reoval ; Herménégild, Athanagilde, Liuvigild ; Austrogisile, Ebregysile, Godégisile, Badégisile, Sunnegysile, Droctigisile ; Eberulf, Sigulf, Magnulf, Agriulf, Romulf, Chariulf, Droctulf, Sigulf, Wiliuf, Trudulf ; Faraulf ; Beppolène ; Melaine ; Crépin, Burgolin, Chrédin, Chrodin, Audin ; Pépinien, Florentien ; Gararic, Ageric, Andovic, Chilpéric, Childéric ; Théodebert, Childebert, Charibert, Sigebert ; Ballomer ; Leubovère, Déothère ; Sichaire, Willahaire, Nectaire, Theutaire, Aptachaire, Arenachaire, Ebrachaire ; Leudégisèle, Austragisèle ; Berthefred, Reccared ; Nousachius, Promotius, Eunomius, Urbicus, Hesychius, Injuriosus, Soffarius, Eufronius, Athalocus, Vidimachus, Namatius, Antestius, Licerius, Nicetius, Fronimius, Saffarius ; Chramnesinde ; Ursion, Gaison, Ollon, Aunon, Eufron, Amalon ; Ragnemod, Faramod ; Mummole ; Habacuc ; Eustase ; Charimet ; Véran ; Rauching ; Médard ; Siacre ; Narsès ; Cloud, Maclou ; Prétextat ; Weroc ; et, le plus beau : Gallomagne.