On croit souvent que [la philosophie] consiste, avant tout, en affirmations générales. [Elle] parlerait de l’« homme », et pas d’Arnold Schwarzenegger ou de Marilyn Monroe. Elle ne serait à l’aise, vraiment elle-même, que dans les énoncés universels et les notions globales. Erreur ! Je suis convaincu que la philosophie n’existe au contraire que dans le détail, les singularités infimes, les tout petits faits. La place du chocolat dans un opéra de Mozart, les prières pour guérir les otites, la taille comparée des icebergs et de la Belgique, voilà qui donne à penser.
Le plus probable, c’est que vous n’avez pas mangé votre voisin. Ni aucun autre être humain. Chez nous, depuis longtemps, ça ne se fait pas. La chair humaine est interdite à la consommation, pour des raisons fondatrices. Les bêtes sauvages dévorent leurs semblables ; les humains, eux, ne se mangent pas les uns les autres. Sur cet interdit se construit la culture − c’est en tout cas ce que nous disons. Pourtant, ce n’est pas certain. Reste l’énigme des peuples cannibales, chez qui l’on mange de la chair humaine apparemment sans répugnance, et sans doute pas sans gourmandise. Les gens de ces cultures ne sont, dans leurs comportements quotidiens, ni moins humains ni moins honnêtes que d’autres.
L’ami Schopenhauer : Cet homme a tout pour déplaire. Misanthrope, acariâtre, pessimiste, misogyne, réactionnaire, avare, méprisant, atrabilaire, imbu de lui-même, égoïste, mégalomane, paranoïaque… Ce célibataire endurci, sarcastique et colérique, est aussi fortement antisémite et farouchement nihiliste. Bref, on a toutes les raisons de le haïr. Ce n’est pas le cas. Au contraire. L’affreux bonhomme suscite, en fait, une « furieuse tendresse » comme on dit chez Molière. On voudrait le détester. Dans le fond, il le mérite. Mais en vain : ce grincheux suscite la sympathie, voire l’admiration et presque, en un sens, l’amitié. Pourquoi donc ?
Mallarmé n’a pas nécessairement raison. On se souvient qu’il affirme : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs. » L’idéal serait, à ses yeux, de trouver le vocable unique capable de dire, enfin, le réel en toute pureté. Il faudrait pouvoir en finir avec la disparité des noms, fût-ce de manière temporaire et limitée. Mettre un terme à ce grouillement bancal de formes détraquées, trouver le son qui seul convient. Sortir, somme toute, de la malédiction de Babel.
À ce rêve de parole absolue et raréfiée, on pourrait opposer les bonnes joies de la prolifération, les étonnements exquis face à la multiplicité, le goût baroque des langues étranges, des idiomes rares, des glossaires sans fin. Les mots jamais ne vont parfaitement ? Ils sont tous approximatifs, glissants, suspects, déchus ? Eh bien, multiplions-les !
On ne dit pas des Allemands, dans leur ensemble, qu’ils sont kantiens ou hégéliens. Nul n’affirme non plus que les Anglais sont shakespeariens, ou les Italiens dantesques. En revanche, on ne cesse de répéter, de génération en génération, que les Français sont cartésiens. Avec fierté ou désolation, pour l’éloge ou le blâme, mais toujours comme une évidence. C’est un fait acquis, un lieu commun : entre Descartes et la France existerait un effet de miroir, une parenté essentielle. Voilà bien un phénomène unique : tout un peuple reconnaîtrait continûment chez un philosophe, et non un dramaturge ou un poète, son caractère national, son génie propre, ce qui spécifie son esprit collectif.
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Invité : Roger-Pol Droit - Écrivain & philosophe
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