°°° Rentrée littéraire 2023 # 26 °°°
2018. Adèle Codreanu, journaliste de trente-trois ans, est envoyé à Bucarest pour couvrir les manifestations géantes anti-corruption et la condamnation à de la prison ferme du président de la Chambre de députés. Elle est originaire de Roumanie, née en France, deux après que ses parents ont fuit le régime de Ceausescu en 1983.
Par avance, elle déteste ce pays qu'elle ne connait pas, elle refuse de le connaître, l'associant à la peur de ses parents ( « A-t-on envie de parents tels que les miens, vieillards chétifs et ahuris trottinant comme des rats le long des murs pisseux de Paris sans jamais lever le museau, comme s'ils craignaient de se prendre un coup de bâton ? ) et à la misère. Mais là voilà obligée de se confronter à lui. Dans son hôtel bucarestois, elle découvre un livre, le journal tenu par la comtesse Waldeck qui évoque la montée de l'antisémitisme dans le pays avant qu'il soit livré aux Nazis. Son intérêt pour la Roumanie s'éveille.
Ce roman résonne de beaucoup d'autres. Des contemporains comme le Exportés de
Sonia Devillers, notamment la première partie « Les juifs ».
Eugenia, autre roman de
Lionel Duroy, dont on a presque l'impression qu'il s'inscrit dans la continuité. Et surtout des récits d'auteurs roumains d'origine juive.
Adèle entreprend un obstiné road-movie en Roumanie, Ukraine, Moldavie, Transnitrie ( les frontières ont bougé depuis la Deuxième guerre mondiale ) sur les traces des ghettos, camps, lieux de pogroms ou de massacres, construit comme une enquête,
Aharon Appelfeld,
Edgar Hilsenrath,
Matatias Carp,
Mihail Sebastian ou encore Michael Stivelman la tenant par la main. de très nombreux extraits de leurs livres entrecoupent le récit à la première personne de la narratrice, tous parfaitement placés sans jamais alourdir le propos.
Et c'est passionnant de découvrir avec elle l'ampleur de la Shoah en Roumanie : 400.000 juifs assassinés dans un pays qui a effacé de sa mémoire et des manuels scolaires les crimes commis sous le général Antonescu soutenu par les fascistes roumains alliés de Hitler. Par la suite, le régime communiste a interdit de parler de la Shoah, la seule mémoire honorée étant celle des soldats soviétiques. le déni perdure encore aujourd'hui.
Adèle. Surprenant personnage, peu aimable et clivant, pour guider le lecteur dans les méandres de l'histoire roumaine. Elle est pleine de colère, dure, cassante, méchante même, et elle ne pense qu'à « baiser » durant tout le roman. Sa frénésie sexuelle outrancière m'a énormément décontenancée au départ, gênée même car je ne comprenais pas trop les intentions de l'auteur. Et puis, je me suis dit que ses pulsions sexuelles se confrontent très pertinemment aux pulsions morbides du passé dans un duel Eros / Thanatos finalement assez puissant pour exorciser l'horreur qu'elle côtoie, même soixante-dix après. Peut-être faut-il également y voir un écho à l'irrévérence iconoclaste d'un
Hilsenrath et à son humour jugé souvent déplacé.
Au fil du parcours d'Adèle dans les pas des ombres de la Shoah, on comprend pourquoi elle est en colère. Au-delà de son enquête historique, le roman est avant tout le récit d'une transformation, d'une révolution intérieure qui infuse très progressivement pour affronter ses origines et tenter de s'y réconcilier en détruisant les strates de silence, de déni, de tabou, de culpabilité héritées de sa famille, puis en atomisant les secrets inavoués inconsciemment transmis.
Un roman très riche.