Un livre qui parle de livres, des signes qui parlent d'autres signes. de l'interprétation que l'on peut en faire. Des interprétations dont il faut se garder. le nom des choses,
le Nom de la rose, au nom desquelles on parle, au nom desquelles il faudrait s'abstenir de parler. A bien des égards, le roman d'
Umberto Eco est un objet complexe qui demande, tel un incunable, quelque délicatesse pour le manipuler intellectuellement. On pourrait d'abord en dire que c'est un roman historique, qui plonge le lecteur dans l'univers d'une abbaye du nord de l'Italie au XIVème siècle, dans un monde médiéval déchiré entre les partisans du pape - les guelfes - et ceux de l'empereur, les gibelins.
le Nom de la rose est aussi un roman policier, un roman à énigmes. Dans cette abbaye ont lieu des morts mystérieuses, qui, par leurs violences, font ressortir les mécanismes cachés du fonctionnement d'un monastère médiéval. Elles sont aussi l'occasion, pour un ancien inquisiteur qui se fait enquêteur (mais l'étymologie est la même), le frère franciscain Guillaume de Baskerville, d'exercer ses talents de réflexion et de déduction. Enfin, et évidemment pourrait-on dire, car connaissant le parcours intellectuel de son auteur, ce roman parle des mots et des livres, de l'acte d'écrire, de l'usage des mots et des concepts de pensée, de la fiction et de la vérité et de leurs frontières floues. Philosophique, le roman prend finalement l'aspect d'une oeuvre humaniste, et ce à double sens : parce que l'homme est mis au centre de la réflexion, aussi parce que le roman est un plaidoyer pour la liberté et l'humilité nécessaires ainsi que pour le refus de toute vérité établie.
Par son cadre, par, dirons-nous, son ambiance,
le Nom de la rose est de prime abord un roman historique. Une lutte politique intense oppose alors le pape, installé en Avignon depuis la fin du siècle précédent, à l'empereur germanique. Cette lutte traverse avec force, notamment, les sociétés de la péninsule italienne, cités et principautés, Église et ordres religieux. A cela s'ajoute - et l'événement n'est finalement pas distinct - un mouvement de réforme chrétien qui, à la suite de Saint François d'Assise, réclame et délibère en faveur d'une Église pauvre, conforme au modèle christique. Ainsi les Franciscains, mettant en porte-à-faux une papauté déjà décriée pour son lucre, se trouvent ainsi soutenus par l'empereur qui y voit une occasion de mettre en difficulté son rival dans le domaine séculier. Guillaume de Baskerville mène notamment la mission d'organiser la rencontre entre les envoyés du pape et la délégation franciscaine. La dimension politique apparaît ainsi en toile de fonds, qui complexifie la mission de Guillaume de Baskerville. Car Dieu, au Moyen Âge, est en toutes choses, et la séparation des choses terrestres et des choses divines n'est guère concevable à cette époque. Partant, les crimes commis dans l'abbaye paraissent être aussi oeuvre du Diable, lequel, s'il est évoqué, décrédibilise les Franciscains et ceux qui les accueillent et les supportent.
Umberto Eco, en fixant l'action de son roman dans l'abbaye, fait de celle-ci un microcosme qui contient en lui le monde entier. Là est bâti, entre les bâtiments conventuels, l'église et l'Édifice, sorte de forteresse mystérieuse, tout un univers mental. L'abbé y est, comme l'indique la sémantique, le père, c'est-à-dire le chef ; l'abbaye est un lieu de construction, de préservation et de diffusion du savoir, notamment grâce à son scriptorium et à sa bibliothèque, dont la réputation est connue de toute la chrétienté, et ce malgré la concurrence de plus en plus vive des villes et de leurs universités. L'abbaye est le lieu de la culture, dont la langue est le latin, elle est un lieu-monde où toutes les origines se croisent, d'Italie, des Espagnes, des îles britanniques ou de Scandinavie. Elle est le lieu des disputatio, débats médiévaux à propos de philosophie antique ou de théologie. Elle est aussi le lieu où s'expriment les croyances populaires (par exemple les étranges humanités aux marges du monde, mis en image dans les marginalia par Adelme) et les rites magiques (ainsi Salvatore qui connaît un moyen de se faire aimer des femmes). Roman historique,
le Nom de la rose l'est aussi par sa structure même, puisque le livre est divisé en sept jours (ceux de la Création, ceux de l'Apocalypse aussi), eux-mêmes scandés par les heures liturgiques, des nocturnes matines aux crépusculaires complies. Quant au huitième jour, où les Bienheureux et les Saints repeuplent enfin le monde, on n'en trouve pas trace, hélas.
La dynamique du roman provient du genre choisi. Roman policier, ou à énigmes, où les morts s'accumulent,
le Nom de la rose tient en haleine par cette quête de vérité, qui est comme un miroir de la signification profonde du roman. A travers la question de connaître le nom du meurtrier et les raisons qui le poussent à tuer - acte odieux, s'il en est, qui s'oppose par la plus brutale des façons à l'ordre des choses voulu par Dieu -, l'enjeu du roman tient surtout à une quête de vérité qui transcende l'existence des hommes. Pour résoudre l'enquête, Guillaume de Baskerville a besoin d'un ordonnancement du monde qui tient sur des principes que rien ne peut remettre en cause. Cette vérité peut s'appeler science, elle peut s'appeler Dieu. Devant ces deux mots, qui sont comme deux divinités aux volontés impénétrables pour Guillaume de Baskerville, il convient que l'homme soit humble et qu'il utilise sa raison comme d'une torche avec laquelle il fend les ténèbres. Cependant, l'usage de la raison se heurte à plusieurs obstacles. L'un, très pragmatique, est que l'abbé refuse à Guillaume de Baskerville l'accès à la bibliothèque qui, on le comprend vite, semble être le coeur du mystère. Un autre, métaphysique, réside dans le doute qui habite Guillaume, qu'un véritable ordre divin existe, et que celui-ci puisse être appréhendé intellectuellement par un homme. le genre policier est surtout l'occasion, pour Guillaume de Baskerville, d'utiliser la rigueur de son esprit scientifique, disciple qu'il est de l'éminent
Roger Bacon. Emettre plusieurs hypothèses, éliminer peu à peu celles qui lui semblent impossibles (appliquant ainsi les principes du rasoir de Guillaume d'Ockham), éclairer chaque événement à la lumière des éléments qu'il connaît, comme, par exemple, les lieux de production de papier de drap. Pourtant, les révélations finales tendent à démontrer la vanité des esprits scientifiques à découvrir le monde. L'homme dispose de signes pour lire le monde mais, ne disposant que de cela, il veut faire des signes l'alpha et l'oméga de toute compréhension, au-delà de toute l'humilité qui le devrait guider.
Les mots sont des signes, et les livres, en les regroupant, tentent ainsi d'éclairer le monde. Parce qu'ils sont tout ce que nous avons, les livres sont tout, le centre du monde, celui des nos attentions ; mais, la lumière qu'ils diffusent sont entourés d'une obscurité plus vaste encore. Roman, donc livre,
le Nom de la rose parle des livres, comme si le roman plongeait en lui-même, s'auto auscultait. le prétexte du livre, indiqué dans la préface, montre assez ce lien permanent entre les livres (Adso s'étonne d'ailleurs que les livres puissent parler d'autres livres). Eco indique qu'il a eu connaissance d'un témoignage d'un moine obscur, Adso de Melk, dont il est impossible de dire s'il a réellement vécu, et où. Ce témoignage est une source de troisième main, et donc une sorte de palimpseste dont il est difficile de séparer les couches, ni même de dire si l'originale supposée est authentique. La frontière est floue - on dirait au Moyen-Âge une marche - entre la retranscription fidèle et la fiction pure, et ainsi Eco brouille les pistes quant à ce qu'il propose au lecteur, ou alors réduit-il le livre à un simple objet de plaisir, de lire, de découvrir, d'écrire. Un livre qui parle de livres : il n'est donc pas hasardeux que la bibliothèque soit le centre de l'intrigue, là où le regard du lecteur ou celui de Guillaume de Baskerville se dirige. Comme il n'est pas hasardeux que Guillaume porte le nom d'un livre d'
Arthur Conan Doyle. Par là, Eco indique bien que le livre est d'abord un objet de dialogue entre lecteurs, qui appartiennent à la même époque ou non. Dialogue, donc transmission : à cet égard, la bibliothèque médiévale - celle de l'abbaye, notamment - permet à la fois la préservation et la diffusion du savoir, non seulement d'un point de vue géographique - les frères viennent de toute l'Europe - mais aussi temporel : ainsi se croisent, dans cette bibliothèque, les auteurs antiques latins ou grecs, les auteurs chrétiens médiévaux (d'
Isidore de Séville à
Thomas d'Aquin) et les auteurs musulmans (Averroès, par exemple). La bibliothèque est le saint des saints. Elle est le lieu central de l'abbaye où sont enfermés tous les savoirs du monde, comme un hommage à la Création divine. Lieu de toutes les beautés, de tous les savoirs mais aussi de tous les mensonges, elle est gardée par deux hommes au pouvoir considérable, le bibliothécaire Malachie et son assistant Bérenger, lesquels autorisent ou non l'accès aux livres, enfermés dans un véritable labyrinthe aux mille trappes organisé en parties distinctes qui portent les noms des contrées du monde, dont la dernière, le finis Africae, renferme le secret des secrets.
Un secret pour lequel, semble-t-il, on tue. Morts mystérieuses, morts symboliques, sur lesquelles plane l'ombre de l'Apocalypse selon saint Jean. Parce qu'il veut résoudre son enquête, Guillaume de Baskerville met en ordre signes et indices dans une vision d'un monde tout en symboles. Là est pourtant l'une des significations du titre choisi par
Umberto Eco. En effet, la rose est porteuse de nombreuses significations ; par là, Eco entendait ne lui en donner aucune, et par ricochet, nier toute portée symbolique aux signes et indices apparaissant dans le roman. Partant, la quête de vérité est plus ardue, et Guillaume de Baskerville l'avoue même à Adso : il est bien prétentieux de prétendre connaître la vérité unique. Par là, Baskerville se distingue des autres maîtres de son temps, que ce soit son ancien condisciple Ubertin ou les inquisiteurs - dont Guillaume fut - comme
Bernard Gui. Ces hommes d'une grande culture et d'une grande intelligence sont aveuglés par leur foi. Ils prétendent démasquer le diable dans les actes des hommes. Avec une étonnante modernité, qui le classerait parmi les humanistes de la Renaissance ou les philosophes des Lumières, Guillaume de Baskerville avoue ne pas savoir où est la part des hommes et où est celle du diable. Ainsi la traque du mal semble aussi dangereuse que le mal lui-même, car l'homme, même guidé par sa bonne foi, ne fait plus la distinction dans les paroles de l'homme accusé et, au lieu de chercher une vérité d'essence divine, ne cherche que ce qu'il veut réellement trouver, c'est-à-dire une culpabilité humaine. A ce titre,
le Nom de la rose est le livre du renversement des valeurs, le livre qui avertit de la tromperie des apparences, un appel aussi à l'humilité. le renversement des valeurs est partout dans le livre : le disciple enseigne au maître (Adso donne les clés de lecture des événements en révélant son rêve sur la Coena Cypriani, sorte de banquet bouffon où se retrouvent tous les personnages se la Bible, opposés dans leurs valeurs et leurs conduites à ce qu'ils sont censés être) ; de la bouche des simples sort la vérité sous l'apparence du bon sens, vérité que les plus grands intellectuels ne peuvent révéler à travers toutes leurs disputatio ; des guerres sont dites saintes ; l'abbaye est un lieu de perdition, de luxure (laquelle peut être intellectuelle, comme le montre le frère Bence avec sa soif de culture) et de mort ; l'église abbatiale est emplie de monstres historiés ; l'amour bon et simple que connaît Adso avec la jeune villageoise est une marque d'infamie ; enfin, les hommes de Dieu jugent, torturent et mettent au bûcher, vivent dans la richesse au lieu d'imiter le Christ de pauvreté. Cette inversion des valeurs appelle à la modération, car l'homme, il semble, ne peut ni se montrer à la hauteur des attentes de Dieu, ni espérer en connaître les desseins. L'homme doit être humble - et en cela, Guillaume de Baskerville, en tant que franciscain sur le plan matériel et en tant qu'esprit scientifique sur le plan intellectuel, l'est en tous points - et ne point se persuader que, connaissant certains signes, il les connaît tous, et connaît alors le monde. le savoir semble mener à la vanité, alors qu'il devrait conduire au doute, chaque porte ouverte donnant sur au moins deux autres portes. Ainsi Guillaume pense-t-il, et il rencontre la résistance intellectuelle d'Ubertin qui n'a, par exemple, aucun doute sur la différence qu'il y a entre un bon croyant et un hérétique.
Dans un monde où Dieu est omniprésent, la question de la place de l'homme se pose avec acuité. Guidé par un idéal divin - lequel est la vérité absolue - et menacé par le Diable, l'homme est ainsi tiraillé entre deux pôles opposés. Paroles et actes peuvent démontrer, tour à tour, l'allégeance de l'homme à l'une de ces deux entités, et ce d'autant plus dans un monde qui a des limites, qu'elles soient géographiques ou cognitives. Erreurs de jugement ou d'interprétation peuvent mener aux plus grands drames, des bûchers érigés par l'inquisiteur
Bernard Gui aux vallées et plaines ravagées par les troupes de Fra Dolcino ou des princes d'Eglise. Toutefois, ce monde de Dieu est avant tout un monde des hommes. Ce sont eux qui parlent, eux qui agissent, eux qui lisent et eux qui écrivent. Ce sont eux qui jugent, et décident de livrer bataille. Guillaume n'est pas dupe, et s'en ouvre à Adso. Qui détient le pouvoir détient la vérité ; de là découle une vérité travestie, jamais vraiment connue des hommes. Les princes disent le vrai, déclarent comme vrai ce qu'ils peuvent contrôler ou ce qu'ils ne sauraient cacher. Quant au commun, dont font partie non seulement le peuple, mais aussi, on le voit bien, les gens de l'abbaye, ils ne comptent que tant qu'ils ne font pas obstacle, par leurs actes ou par leurs idées, au pouvoir des grands. Au moins convient-il de ne pas nier par trop l'homme, et son humanité, et d'exercer son esprit critique pour, à tout le moins, jouir d'un peu de liberté. Les livres paraissent alors être les outils idéaux. Réservoirs de savoirs, ils permettent la libération intellectuelle de l'Homme. Ils ouvrent des portes sur des savoirs utiles, parfois dangereux, y compris ceux consacrés à l'Homme lui-même. Ainsi du rire, auquel est consacré une partie de la
Poétique d'
Aristote, livre supposément disparu mais dont un exemplaire est préservé à la bibliothèque de l'abbaye. En condamnant le rire, dont la légèreté apparente est en réalité destructrice pour les dogmes, les frères Malachie et Jorge réprouvent l'essence de l'humanité même. le rire, parce qu'il est le propre de l'Homme, est aussi l'instrument de sa liberté : liberté contre ce qui l'oppresse, liberté contre ce qui le veut diriger. Liberté et humilité doivent guider et motiver les actions des hommes. Là est le chemin vers la vérité, que d'aucuns appellent Dieu. L'autre voie, sans conteste, et la plus répandue, est celle du Diable.