« Là vous ne verrez rien. Tout est en ordre M. Bouillard. Tout est normal. Rien de particulier. On nous avait dit qu'Hitler tiendrait trois mois, six mois au maximum. Il a tenu, tout nettoyé ! Regardez les rues M. Bouillard, nos rues sont les plus propres d'Europe. Plus de musiciens, de syndicalistes, d'avocats, d'opposants. Tout est net. » Ces phrases dites par Anna Hellwig dans « la Passante du Sans-Souci » me sont venues à l'esprit lors de la fin de la lecture de «
Seul dans Berlin ». A cet instant où Mme Anna Hellwig dit ces mots à Maurice Bouillard - négociant en champagne français, faisant affaire avec tout le monde - elle doit effectivement se sentir bien seule ; Femme de maître Hellwig, avocat juif berlinois à qui Maurice Bouillard demande à parler, elle lui montre l'urne qu'elle vient de recevoir et dit « Allez-y. Parlez ! Maître Hellwig est là, c'est tout ce qu'il en reste. Allez-y parlez lui ! » Bouillard la prend pour une folle comme il aurait pris pour des fous le couple Quangel. Car faut-il être fou pour se lancer, seuls dans cette distribution dérisoire et pourtant si nécessaire de tracts anti-Hitler.
Dans un Berlin qui sombre inexorablement quelques femmes et quelques hommes décident de résister. Par idéologie politique, religieuse, ou simplement par une conviction profonde qui ne fait appel à aucune idéologie particulière.
Hans Fallada avec toujours cette justesse de ton et sans fioritures ni pathos nous raconte cette histoire magnifique et désespérée, par moment teintée d'humour et souvent monstrueuse.
Au lendemain de la guerre,
Fallada, sur la demande du poète et écrivain Becher, et après une certaine réticence, écrit «
Seul dans Berlin » inspiré de l'histoire du couple Hampel. En fait Becher lui a demandé d'écrire un livre sur la résistance allemande sous le régime nazi.
Fallada écrira très vite, peut-être, inconsciemment sent-il la camarde se rapprocher de lui. Il mourra effectivement avant la publication de son livre. Ce qui permettra de l'éditer de façon expurgée pour ne pas heurter « certaines susceptibilités ». Rendons grâce aux éditeurs allemands d'avoir retrouvé du bon sens (même très tardivement) et de l'avoir rééditer en version non censurée.
Comme toujours chez
Fallada, il y a la science des dialogues, de l'intrigue, le contexte historique, social et son humanité cabossée qui le rend si proche de ses personnages qu'il peut tous les faire vivre avec une égale authenticité.
En lisant
Seul dans Berlin je pensais à un autre livre «
Lti, la langue du IIIème Reich » de
Victor Klemperer. Ce philologue dans sa description du quotidien et de la « manipulation » de la langue montre le lent processus de nazification de toute une population de la naissance à la mort. Comment résister alors ? Lorsque les mots sont détournés ou qu ils sont interdits ? Lorsque votre vie personnelle est codifiée jusqu'à la naissance de vos enfants pour sublimer et servir le IIIe Reich ? Je ne suis pas là pour parler du livre de
Klemperer mais les deux offrent des passerelles de lecture.
Le roman commence en 1940, certains fêtent la victoire de l'Allemagne sur la France, d'autres se taisent, d'autres se cachent, d'autres ont déjà disparus dans tous les sens du terme. Dans une atmosphère ou l'étau de la délation, de l'intimidation, de la suspicion, de la terreur, de la propagande grandit de plus en plus que peut faire ce peuple ? S'épier ? Se dénoncer ? Faire comme si de rien n'était ? Que tout était normal ? Faire comme si le cours de la vie coulait sans chaos ? La vie d'Otto et Anna Quangel se déroulent dans un quotidien morne et gris ; Ils sont ouvriers, ils habitent un quartier populaire de Berlin ; Leur fils unique est à la guerre ; Anna a sa carte du parti comme tant d'autres ; Otto ne l'a pas mais c'est un pingre. Mais quelque chose grippe quelque part, dans un coin de leur cerveau, dans leur inconscient. Mais quoi ? La mort de leur fils au front est le déclencheur d'un processus irréversible : résister à un régime mortifère, ou personne ne semble à l'abri, ou personne ne semble ne pouvoir en réchapper. Otto, personnage peu aimable, avare, solitaire décide soudain d'affirmer son opposition à ce qui ce passe dans son pays. Même sa femme, Anna, au début se moque de lui. Que va-t-il faire, lui ? L'obscur tâcheron avec ses cartes postales ? Pourtant, elle le suit, elle participe. Embarqués tout les deux dans un bateau ivre qui court à sa perte. Ces cartes postales qu'ils disséminent dans Berlin au hasard paraissent tellement insignifiantes. Dessus des phrases simples, courtes mais qui disent toutes qu'Hitler est un imposteur, quelqu'un qui va détruire l'Allemagne, qu'il ne faut pas le laisser faire.
Hans Fallada nous fait participer à l'enquête menée par l'inspecteur Escherich mandaté par la SS pour retrouver ces traitres à la cause. Mais qui sont-ils ? Une organisation politique ? Syndicale ? de dangereux Rouges ? Comment pourrait-on soupçonner ce vieux grincheux et sa femme si terne. Personne en tout cas ne les soupçonne au 55 rue Jablonski. Dans cet immeuble populaire, où résident les Quangel,
Hans Fallada nous présente les habitants ; Dans ces appartements il y a ceux qui se terrent, ceux qui continuent leur quotidien « en attendant que ça passe », ceux qui fanfaronnent car ils sont des membres actifs du parti nazi et sûr de monter en grade, ceux certains de leur puissance car il sont dans la SS, ceux qui traficotent, etc.
Hans Fallada nous dépeint une vie de ruelles, d'arrière-cours, de cafés, de petits commerces, d'usine ; Tout un monde populaire brossé d'une lumière dure, crue et parfois impitoyable. Un monde qui a peur : de son voisin, son collègue de travail, son client dans les échoppes et les bistrots, du passant dans la rue, même parfois de ses amis et sa famille. Toutes et tous ont peur de finir à la prison de Moabit, peur du camp de concentration, peur de la prison de Plötzensee. La peur gouverne tout le monde, on la dissimule, on la cherche chez les autres, les mouchards, les dénonciateurs en font commerce, les nazis en font leur force de frappe même si, comme le pense Otto Quangel eux aussi ont peur ; peut-être peur qu'un jour ce monde qu'ils ont forgé les engloutisse ?
Qui a lu «
le Buveur » retrouve cette belle plume alerte, efficace dans la dramaturgie, les dialogues, l'art de décrire des scènes amples ou intimistes, le brassage de plusieurs personnages avec une clarté à les faire vivre sans écraser le propos principal.
Fallada inscrit parfois, dans une même scène, la tragédie et la bouffonnerie. Jamais dans la réflexion intérieure des protagonistes, dans les voix multiples qui jalonnent cette histoire, dans la marche de chacun vers son destin, jamais
Fallada ne perd le fil du coeur central de l'intrigue : la traque des Quangel.
Hans Fallada sans fioritures, sans détours, sans complaisance, de façon franche, brute, presque sèche parfois nous fait entendre un grand cri de désespoir et en même temps un grand cri d'espérance.
Je dois aussi parler d'un aperçu d'une réalité historique qui en 1946 n'a pas encore révélé toute son ampleur et parfois mettra longtemps à le faire. L'Histoire dans la fiction. En petites touches, parfois en quelques phrases, sans les nommer
Hans Fallada parle des Einsatzgruppen, de l‘Aktion T4, du Volksgerichtshof.
Les Quangel, couple sans envergure, obstinément, accomplissent ce qu‘ils nomment “leur devoir“. Otto Quangel le dit lui-même, un jour ils seront pris au piège et il sera trop tard. C‘est une chose dont il est sûr. le pire est encore à venir. Mais Otto Quangel, pour peut-être la première fois de sa vie, se sent infiniment libre.
* dialogues de
Jacques Kirsner pour La passante du Sans-Souci