J'ai laissé passer plus d'un mois entre la lecture de cette oeuvre et la rédaction de cette note. Je craignais d'être trop imprégnée, influencée par les savantes et magistrales explications de texte que l'on m'a servie et que j'ai dû assimiler et considérer comme exhaustives et supérieures. J'ai préféré m'en détacher avant, m'en extraire pour me permettre de repenser l'oeuvre, de la redécouvrir à nouveau mentalement, et sous mon regard personnel.
Flaubert a assurément rehaussé l'écriture, l'a élevée au rang des tâches hautement compliquées à accomplir, laborieuses et patientes. Il faut sans doute une lecture attentive et concentrée pour s'en rendre tout à fait compte. Il écrit au millimètre, choisit ses mots avec une minutie incroyable, compose une musique du verbe, pointilleuse et à la partition extrêmement complexe. le rendu final, pourtant, fait l'effet d'une f
luidité toute naturelle, gommant instantanément toutes les ratures des multiples brouillons. C'est un virtuose, comme seuls le sont ceux qui parviennent à faire oublier au lecteur les nombreux agacements, éreintements et insomnies que leur a causé la composition. Il ne reste que le beau, le f
luide, le mélodieux et le grandiose. le labeur pénible est l'envers du décor, enfoui et dissimulé, épongé comme les suées de l'écrivain une fois qu'il est enfin satisfait de son texte. Il m'a fallu du temps pour deviner ce combat, pour déceler le champ de bataille sur lequel
Flaubert s'est épuisé à la rédaction de chacune de ses
oeuvres. C'est que, pour le deviner rien qu'un peu, il faut un oeil suffisamment entraîné, et il faut s'être rien qu'un peu battu soi-même avec les mots. C'est d'ailleurs affreusement triste, quand on y songe, comme des années de travail sont insoupçonnées, niées, négligées par un consommateur qui lira l'oeuvre en quelques jours sans seulement imaginer les souffrances dont elle a pu être la cause. Parfois, un seul paragraphe, une seule phrase, une seule tournure lue avec négligence aura été source d'angoisse et de difficulté durant des jours. Ou des nuits. Voilà en quoi je distingue un véritable artiste. Une oeuvre n'en n'est une que si elle est le fruit d'un travail pénible. Autrement, c'est un divertissement. Jamais une oeuvre ne peut être enfantée sans douleur.
On peut tout de même reprocher à
Flaubert cette écriture un peu trop affectée, certes assez sobre mais parfois tant étudiée qu'elle en devient un peu artificielle, voire surfaite. Mais je chipote, et c'est indétectable pour la plupart des lecteurs. C'est que j'ai tellement eu à coeur de m'arrêter sur ce qui recherche énergiquement la perfection que j'en ai vu le revers de la médaille : une épuration, une élégance et une harmonie telles que toute spontanéité en est bannie, qu'aucun élan d'écriture n'est autorisé. C'est le fruit d'une haute maîtrise, d'une maniaquerie de contrôle presque, de sorte qu'on le lit comme l'on entre dans une maison bien trop propre, aseptisée. On est ébloui, admiratif, c'est indéniable. Cependant, on ne peut que se sentir un peu mal à l'aise, saisis par le manque de vie que dégage cet intérieur impersonnel. J'ai beaucoup lu
Flaubert, et longtemps j'ai cherché en moi-même ce qui n'allait pas chez moi, ou chez
lui mais pour moi. Je n'ai jamais rien eu à
lui reprocher et cependant ses
oeuvres m'ont toujours laissée dans un état autre que ce
lui de l'admiration pure. J'ai enfin trouvé. Tout est si méticuleusement ordonné et apprêté qu'on ne distingue plus rien, qu'aucune formule vaut plus qu'une autre, et qu'il y manque un peu de vie. C'est paradoxal et injuste évidemment de
lui reprocher un trop grand professionnalisme, mais je ne serais pas honnête si je ne le mentionnais pas.
Un Coeur Simple, le premier des trois contes, est admirable de fond et de forme. C'est une nouvelle plus qu'un conte, d'ailleurs, mais il me semble avoir lu que
Flaubert se refusait à faire la distinction. À tort, à mon avis. Cela ressemble à un concentré de
Madame Bovary. La description d'
une vie sans intérêt aucun et pourtant avec une exactitude et une justesse indiscutables. Cette nouvelle, écrite peu avant sa mort, est à mi-chemin, je dirais, entre l'auteur
lui-même et ce qui vient après
lui, en l'occurrence
Maupassant. Je ne le cite pas au hasard. «
Une vie » en reprend les principes, en un peu plus long seulement. Et je me demande lequel des deux a insufflé cette continuité - cette amélioration - du réalisme professionnel et méthodique. S'il est logique de penser que
Maupassant a non copié mais amélioré largement la façon, j'ai envie de croire que cette dernière oeuvre achevée de
Flaubert n'a rien d'un hasard. Elle ressemble à un testament, regroupant en un seul ouvrage ses trois procédés de prédilection, en concentré, comme pour l'exemple. Elle offre une sorte de modèle d'exemplarité à qui aurait voulu s'en imprégner.
Un Coeur Simple est, à premier vue, le récit d'une sorte de gaspillage idiot, d'une abnégation stupide et non récompensée. C'est le dévouement d'une servante un peu trop sotte pour agir, se laissant simplement mener et éprouver par la vie lourde et cruelle, qui ne fait que l'affliger. Vivant pour sa maîtresse et les enfants de celle-ci, elle en a oublié sa propre existence, et l'a comme remisée, placée au second plan pour ne pas dire tout à fait oubliée. C'est le récit de la faiblesse naturelle, celle qui ne se débat nullement et qui accepte sa condition sans même y réfléchir. C'est la philosophie de l'esclave, qui ne goûte de délices que dans les miettes laissées par les maîtres. Félicité n'est pas attachante, ça non. Elle est stupide. Elle vit comme un petit animal de compagnie, faisant la fête à son maître en espérant que ce
lui-ci
lui filera un os, ne le respectant non pas par admiration, mais parce qu'il est né animal de compagnie et ne saurait comment s'émanciper de cette soumission. C'est d'ailleurs plus naturel que consenti : en animal, elle ne se figure même pas qu'une autre vie est possible. Elle se sent entièrement la propriété de ses maîtres, et se laisserait crever de faim si elle était chassée de la maison, n'ayant jamais goûté la moindre autonomie et n'aspirant à aucune forme de liberté. J'ignore même si elle peut inspirer de la pitié. C'est qu'elle est de la race de ceux qui ne savent vivre que de cette façon, et l'on ne peut pas
lui souhaiter autre chose, sentant comme elle y échouerait. D'ailleurs, est-elle vraiment malheureuse ? Les événements tragiques l'émeuvent un temps, et puis son attention et son amour se reportent sur autre chose. Elle oublie les épreuves, qui glissent un peu sur elle et ne la brisent jamais tout à fait. N'ayant plus personne de vivant à aimer, à la fin, elle reporte toute son affection sur un perroquet empaillé.
La Légende de Saint Julien l'Hospitalier est probablement le seul conte - au sens où on l'entend - de l'oeuvre. Et aussi le moins bon. N'importe, ça tient du fait que les deux autres sont éclatants de perfection. C'est un conte médiéval pour lequel
Flaubert s'est inspiré d'un vitrail de la cathédrale de Rouen. Et l'idée seule me plaît. Sans doute que chaque tableau, chaque sculpture , chaque vitrail a sa propre musique et sa propre histoire écrite. Il ne reste à l'artiste qu'a la composer. Et c'est à mon avis faire preuve du plus grand respect que d'admirer l'art en créant de l'art. On sort ainsi du rôle de simple contemplateur, de consommateur ahuri et si minuscule devant l'immensité de ce que l'on découvre. Il y a deux manières nobles de rendre hommage à l'art : le rémunérer à sa juste valeur ou en faire une matière neuve à la création. le reste, c'est à dire le compliment ou le culte béat, est à laisser aux piètres amateurs.
La légende commence à la façon d'un conte de fée : un bel enfant en santé, des parents aimants et bons, et un splendide château pour décor. Cet univers sera chamboulé lorsque le jeune Julien prendra goût à la cruauté de tuer une souris, et paradoxalement dans une église tandis qu'il priait. Cette mise à mort sera la première d'une longue série, et le jeune garçon devient, en grandissant, une sorte de monstre sanguinaire, transformant ses parties de chasse en orgies de sang et de cadavres. Cette obsession pour la violence, cette sauvagerie (il abandonne peu à peu ses instruments de chasse pour tuer à mains nues ou tout comme, et presque nu), cette brutalité bestiale, cette soif de la mise à mort, à laquelle il a goûté une fois et dont il ne peut plus se passer, est délicieuse.
Flaubert décrit fort habilement la jouissance addictive qu'offre la puissance, la férocité, le droit de vie et de mort sur l'autre, même si l'autre n'est qu'un animal. L'euphorie que procure la violence sans retenue, sans honte, le délire meurtrier, l'exacerbation de ses instincts naturels, est presque sexuelle. Julien chasse quasi nu et sans inhibition, comme un mâle instinctif féconde. C'est un conte, avec son lot de mysticisme et de fatalisme à la manière des tragédies. Ainsi, Julien fuira ses parents afin de ne point les tuer. Finalement, il les tuera quand même, bien malgré
lui. Viendra alors le temps de la rédemption, qui
lui vaudra l'appellation
De Saint. La fin est superbe aussi. Nu comme lorsqu'il tuait des cerfs par centaines dans la forêt, il étreint un lépreux dans son lit de manière presque sensuelle. Et c'est cette étreinte qui
lui fera apparaître l'esprit saint comme une récompense. Comment ne pas songer alors, et c'est certes impertinent, à un orgasme foudroyant ?
Hérodias, dès les premières lignes, rappelle scrupuleusement salammbô. C'est le plus complexe des trois contes et j'ai dû le lire deux fois. Entre deux, j'ai lu les passages des évangiles concernant Saint Jean Baptiste. Et je pense que l'on ne peut en saisir toutes les subtilités sans en avoir pris connaissance. Hérodias est merveilleusement bien écrit. C'est un récit exotique et sensuel, qui raconte l'orient aussi bien à travers les festins que la cruauté. C'est un concentré de salammbô. Une femme, encore, est au centre de ce récit, entourée d'hommes avides de pouvoir ou apeurés par la vengeance divine. Cette fois, la femme triomphera de l'homme, et même des Dieux. Et par ses seuls charmes. Une danse envoûtante, magnifiquement érotique et évocatrice
lui suffira à obtenir la tête d'un homme. C'est en taquinant ses sens qu'elle obtiendra du tétrarque ce qu'elle désire et qu'il refuse de
lui donner. le tétrarque, puissant et impassible, dominateur comme le veut son rang, ne sera que faiblesse face au corps de la femme qui s'agite devant
lui. Excité, envoûté, n'étant plus qu'un corps d'homme incapable de réfléchir, il promettra à la danseuse de
lui offrir tout ce qu'elle voudra, et ne pourra se dérober, même lorsqu'elle exigera que la tête d'un prophète
lui soit apportée sur un plateau. Stupide homme, qui depuis la nuit des temps te crois puissant, alors qu'une femme décide pour toi et te mène à sa guise, en enfant que tu es.
Face à ses trois récits, je m'incline bien bas évidemment, et puis je relève aussitôt la tête. Devant un maître, certains restent plantés là, bouches ouvertes, béats d'admiration, mais seules les mouches alors peuvent être par eux gobées. D'autres au contraire se redressent, attrapent un stylo et prennent des notes. Je veux être de ceux qui prennent des notes.