Post-magique et néo-pop, schizo-critique et logico-chaotique, irréaliste-virtuelle et comico-paranoïde, l'oeuvre de l'argentin
Rodrigo Fresán, l'une des plus brillantes, originales et jouissives de la postmodernité latino-américaine, invite le lecteur à un jeu de rapprochements et de syncrétismes inouïs et amusants entre éléments d'ordre divers entrant dans sa composition – historiques et symboliques, imaginaires et iconographiques, oniriques et factuels - dont l'agencement définitif impliquerait d'ailleurs, à l'instar des expériences mettant en oeuvre des particules subatomiques en accélération, une participation active de la part de son observateur-lecteur...
Décapant au vitriol de vieux mythes fondateurs de la culture populaire argentine, dans lesquels le lugubre côtoie volontiers le pathétique et le tragicomique, tout en les remixant de manière décomplexée avec les sonorités et les «vibes» d'une modernité tapageuse et cacophonique, ou bien en exhumant des épisodes traumatiques de l'histoire nationale vis-à-vis desquels le tissu de la mémoire collective, oblitéré par effraction, résiste toujours à subir une greffe définitive de repentir envers leurs victimes, la réactualisant en même temps sous la forme d'un «retour du refoulé» dans la subjectivité et dans les névroses actuelles de ses personnages borderline,
Rodrigo Fresán bâtit une oeuvre qui, sous une surface en apparence déjantée, fractionnaire, désinvolte, très souvent dérisoire et comique, propose une approche critique des effets de déréliction provoqués par une société globalisée, multi-compartimentée, volubile et narcissique, assénant aux individus, à l'aube du troisième millénaire et au nom d'une postmodernité faisant table rase de tout héritage légué par le passé, la promesse d'un bonheur nouveau dérivé essentiellement d'un état de «présentification» permanente, sorte d'ataraxie à la portée de tous, aux ramifications virtuelles inépuisables et immédiates, et dont les corollaires inévitables seront un sentiment insidieux de vide et de mal-être, de désappropriation et de désinvestissement de la réalité environnante.
«
Esperanto porta son attention sur l'écran du téléviseur. M.T.V. Couleur. Noir et blanc. Ralenti et accéléré. Nichons et culs. Rires et larmes. Chair, os et dessins animés. U.K. et U.S.A. Guitares acoustiques et guitares électriques. Village planétaire et fin de millénaire. Messages universalistes et messages codés pour une minorité sélecte dont les neurones avaient eu le bonheur de syntoniser les derniers quarts d'heure de gloire. Rien ne finissait parce que rien ne semblait avoir commencé. Jamais on ne parvenait à faire le tour d'une idée parce que ce qui importait ici c'était d'épuiser les possibilités sans en écarter aucune. Accumuler vide sur vide. Elvis aurait déchargé toutes les balles et la grande fureur de son .38 sur le téléviseur. Sans hésiter une seconde. Sans arrêter d'engloutir des pastilles de couleur et des tonneaux de poulet rôti.»
Puisant directement dans les codes, dans le réservoir d'icônes et dans le langage même forgés par une modernité qu'il essaie de décortiquer de l'intérieur, l'auteur aspire en quelque sorte, à l'instar de l'héros mythique de son enfance et adolescence,
Lawrence d'Arabie, - selon lui paradigme absolu en la matière-, à se situer en même temps «dedans et dehors», sur les bords pour ainsi dire de son propos et de ses avatars littéraires, projections auxquelles il donnera corps, à la fois sous les auspices de cette maxime poétique qui voudrait que «je est toujours un autre» et sans les faire se départir complètement de ce regard aiguisé sur soi et sur le monde qui rend conscient du fait qu'il subsistera toujours une part d'imaginaire et d'illusion dans nos certitudes les plus solides et les mieux ancrées.
C'est ainsi, aussi, que la réalité elle-même apparaît dans son oeuvre souvent «en transit», comme suspendue entre différents registres, se nourrissant frugalement des visions éphémères et de la distanciation «brechtienne» pratiquée par moments par ses personnages, tamisée par des digressions métaphysiques ou des parenthèses oniriques insérées par l'auteur, miroir parfait en tout cas pour les anti-héros de
Fresán, losers dans l'âme, très attachants, eux aussi «arrêtés sur image», «êtres coincés entre un endroit ou un autre», rattrapés régulièrement par les fantômes de leur passé, subissant un présent qu'ils ne maîtrisent plus, et chérissant au fond d'eux-mêmes l'espoir d'une évasion possible face aux «canciones tristes» (« chansons tristes ») qui, pour reprendre une métaphore au diapason de l'univers musical omniprésent dans le livre, gravées sur de vieux vinyles rayés par le regret et le ressentiment, tournent en boucle dans les esprits désenchantés par l'entropie du monde et de leur existence propre.
« Simpla, fleksebla, praktiva, solva de la problema de universala interkompreno,
Esperanto meritas seriosan konsideron». «Inter-langue universelle», créée en 1887 par le polonais Lazarus Ludwig Zamenhof, archi-morte depuis, emblématique s'il en est, de l'échec d'une certaine conception de l'universalisme paradoxalement de moins en moins opérante sur le terrain à mesure que le monde se serait transformé progressivement, selon l'expression consacrée, en un immense «village global», «
Esperanto» donne le titre à ce qu'on considère comme le vrai « premier roman » publié de l'auteur (1995) - « Histoire Argentine », premier livre édité de
Rodrigo Fresán, consistant plutôt, il est vrai, en un drôle de mouton à cinq pattes, ni tout à fait roman, ni simplement recueil de nouvelles.
Federico
Esperanto, lui, issu du cercle réduit de ces familles «porteñas» traditionnelles dont les ancêtres firent partie des pères fondateurs de la nation argentine, ancienne rock-star de années 70, auteur d'un tube planétaire, « Les Intermittences du coeur», ne se sent pourtant, malgré tout le poids symbolique de son nom, «compris de personne»!
Le roman retrace, jour par jour, une semaine particulière dans sa vie, «une de ces semaines» pendant lesquelles tout semble basculer, où le passé refait violemment surface et le présent se disloque sans appel. À la fin, émergeant enfin le dimanche d'après du cauchemar qu'était devenue sa vie,
Esperanto entendra retentir dans sa tête le motif de Marius Constant composé pour la mythique série télévisée de son enfance, juste avant de visualiser l'image de Rod Sterling annonçant l'épisode d'un homme «fatigué de courir en rond et auquel il ne restait plus que se lancer dans la quatrième dimension».
Truffé de références à l'imaginaire populaire urbain et à l'industrie culturelle de masse du XXe – notamment de citations musicales autour de l'univers pop et rock n'roll -, parcouru par une galerie de personnages singuliers, pour la plupart drolatiques et hauts en couleur (parmi lesquels l'on pourrait évoquer son associé et ami proche, La Montaña Garcia, publicitaire gigantesque obsédé par l'utilisation musicale de ses flatulences, l'une de ses ex-femmes, ancienne top-modèle habitée par des délires mystiques, son psychanalyste, Dr Lombroso, pâtissant lui aussi des stigmates d'un patronyme prédestiné, un vieil oncle spécialiste de sciences occultes, un ex-tortionnaire amateur de disco ou le jeune demi-frère décérébré et idole de séries télévisées argentines pour ados...),
ESPERANTO est une expérience de lecture absolument jubilatoire, un premier roman qui préfigure la construction à la fois cérébrale et survoltée des grands romans qui consolideraient quelques années plus tard la renommée hors frontières de l'auteur, dont notamment «
Mantra»(2006) et «
La Vitesse des Choses» (2008).