Je pense que je vais me décaler quelque peu du très long cortège de fervents supporters de ce discours, de cet essai, d'un auteur dynamique et prolifique, quasiment incontournable depuis plusieurs années. J'ai lu plusieurs fois son texte. A chaque fois, je pensais pouvoir y trouver des éléments lumineux qui le font apprécier des autres lecteurs. Je ratais un truc chez
Neil Gaiman. Non... Il pense se mettre à l'abir de toute critique dès le départ en avouant ne pas être objectif. Façon "péché avoué à moitié pardonné". Auteur et lecteur, il cumule en effet les biais. Un peu comme si un boucher défendait l'idée que notre futur dépend du boeuf, de la grillade et de la marinade. L'aveu que
Neil Gaiman fait d'emblée ne rend pas sa démonstration imparable ni exemplaire. Il est de parti pris, ce qui rend sa démonstration caduque, même si on est convaincu de la véracité de son propos.
Car, je crois comme
Neil Gaiman que notre futur, que mon futur, dépend des bibliothèques, de la lecture et de l'imagination. Mais je ne suis pas du tout convaincu par sa "démonstration". Me lancer dans un débat serait fastidieux et difficile dans le format de Babelio. On peut lancer quelques pistes. Je pense que les bibliothèques "à l'ancienne", des lieux où on stocke des livres et où des gens viennent prendre un livre sans échange d'aucune sorte sont appelées à disparaître. le digital (même si je ne suis pas un fan du "tout numérique") est passé par là depuis 2013, date de son discours. Même si j'aime lire en format papier, je me rends compte que je lis de plus en plus sur PC (pour mon plaisir, mais aussi pour le travail, facette occultée par
Neil Gaiman). J'en profite pour signaler et saluer la plateforme lirtuel.be, une initiative francophone belge, qui permet le téléchargement gratuit ET légal de plusieurs centaines d'oeuvres.
Les enquêtes montrent que les gens, et même les jeunes, lisent de plus en plus. Et écrivent de plus en plus. Seulement, le médium a changé. On ne lit plus de la même manière qu'avant. Il y a un soupçon passéiste chez
Neil Gaiman qui me perturbe. Façon "c'était mieux avant", ou "rendez-nous les émotions d'avant". Car lire, c'est affaire d'émotion (plus de d'imagination). Je n'éprouve pas d'émotion en lisant une notice de montage d'un meuble suédois. Pourtant, on pourrait remplir les bibliothèques de manuels scolaires et de notices et autres modes d'emploi. Et je pourrais les y lire. Et même, la lecture d'un plan de montage de Lego suscite en moi et chez mon fils des tonnes d'idées et de fascinantes poussées d'imagination. Mais assez peu d'émotion (sauf à la vue du résultat). Bibliothèque, lecture, imagination... devant un plan de montage... je suis dans les clous tracés par
Neil Gaiman. Bien sûr je pousse le bouchon.
Mais quelqu'un qui ne lirait que des récits de vie, ou des essais... ce quelqu'un serait-il moins intéressant qu'un lecteur des oeuvres de
Neil Gaiman? Non, clairement pas.
Ce discours prononcé par
Neil Gaiman avec parti pris, devant un parterre de personnes acquises à sa cause suscite le débat, pose des questions légitimes. On peut aller vers la dématérialisation des bibliothèques. Ce n'est plus un rêve (ou un cauchemar, c'est selon). C'est une réalité. Et pourquoi pas? En quoi est-ce mal? En quoi est-ce intéressant de remplir toutes les bibliothèques des mêmes ouvrages...?
Stephenie Meyer, Musso, Lévi, Nothomb, After, ... si je m'en réfère aux bibliothèques de la Communauté française
De Belgique, le modèle qui sous-tend les bibliothèques établit un calcul pour la redevance payée par les bibliothèques à la Communauté française en fonction du stock de livres possédés. Plus une bibliothèque possède de livres, plus elle va payer cher en redevance, peu importe que les livres soient empruntés ou pas. En conséquence, les bibliothèques vont se doter de livres dont elles savent qu'ils vont être empruntés. On revient aux blockbusters... pas aux auteurs moins connus. Il y a quelques années, j'ai emprunté le Parrain... et mon ami bibliothécaire m'a signalé que j'avais "sauvé" le livre de la relégation à la cave... Au bout d'un moment, si un livre n'est pas emprunté, il disparaît des rayons... et il est plus que vraisemblable qu'il sombre alors fort rapidement dans l'oubli. Un livre qui n'est plus emprunté, il faut le montrer afin de susciter le désir du lecteur. On fait l'inverse. On montre les nouveautés... et un livre d'un an seulement est déjà obsolète.
Il faut des bibliothèques différentes. Et si elles n'ont plus l'apparence des salles d'antan, eh bien, let it be. Il faut de l'interaction. Des animations. Il faut que le lecteur se fasse violence. Qu'il ou elle arrête de ne vouloir que les mêmes livres. Selon mes bibliothécaires de référence, quelques dizaines de livres comptent pour une très large proportion des emprunts tous les ans.
Neil Gaiman, en bon stratège qui ne veut pas se mettre mal avec son public, évite cet aspect des choses. Par ailleurs, lire est un privilège. Il faut se le rappeler maintes fois. Entre bosser dur pour une croûte de pain pour nourrir ses enfants, et lire un bon bouquin pour alimenter les Challenges de Babelio, certain.e.s n'ont pas le choix. Eh oui, il faut quand même se dire que pour beaucoup de personnes, leur futur dépend de leur capacité à avoir un travail, de l'argent, pour pouvoir rencontrer leurs besoins fondamentaux. Et il n'est malheureusement pas rare que des adultes pensent que la lecture est un loisir d'enfant (ils se trompent, bien sûr, mais le discours de
Neil Gaiman n'y changera rien), comme le heavy metal et les jeux de rôle sont supposés être l'apanage des adolescents boutonneux (dont je fus, tout en étant resté fan de Metal et de JdR). Enfin, je connais des gens ayant peu d'imagination... et ils lisent... et ils lisent même pas mal. Seulement, ils lisent des choses qui les intéressent. Qui suis-je, qui est
Neil Gaiman, pour porter sur ces personnes un jugement de valeur? Non, vraiment, pas convaincu par la thèse de
Neil Gaiman, mais j'aime bien ces textes qui provoquent les débats et les questionnements.
Bref,
Neil Gaiman prêche les convertis, c'est fastoche. Il est en terrain conquis et il le sait. Je me demande s'il ne souhaite pas -justement- que nous soyons en désaccord avec lui afin que, de nos différence, puisse naître une bibliothèque de demain. Et si vous n'êtes pas d'accord avec moi, vous en avez le droit le plus strict.