Quand le désintérêt d’une épouse pour l’acte conjugal est manifeste et qu’on a connaissance de l’existence de « manipulation clitoridienne », il convient de restaurer « l’épouse » dans ses instincts sexuels « normaux » et de s’orienter vers la « circoncision féminine ». Les médecins américains du début du xxe siècle s’emploient d’abord à assainir la vulve – leur idée étant qu’il faut prévenir l’accumulation du smegma (la substance qu’elle sécrète) et nettoyer soigneusement pour éviter toute source d’irritation et d’attirance des mains vers cette région de l’anatomie. À défaut, et dans une conception qui renvoie aux représentations anciennes de l’analogie des organes féminins et masculins, ils proposent de soulager la patiente en dégageant le « capuchon » clitoridien, comme on le ferait en cas de circoncision du prépuce (certains chirurgiens américains utilisent à cet égard l’expression de « clitoris emprisonnés »). Ils sectionnent alors le pli de la peau (souvent proche des petites lèvres) qui entoure et protège le « gland » du clitoris. L’enjeu est de détourner l’épouse de ses instincts sexuels malsains et de réhabiliter son ardeur pour le mari en favorisant le frottement pénis/clitoris.
Le clitoris est exploré de façon inédite dans sa structure et sa physiologie (on trouve une description de ses dimensions internes, des muscles du clitoris et de ses tissus érectiles ; des transformations du clitoris pendant l’excitation ; de l’éjaculation féminine…). Il est narré de façon réflexive, l’expérience surgissant du va-et-vient entre ce qui est montré et ce qui peut être appris par soi. En ce sens, il s’agit bien d’une entreprise rare et radicale de décolonisation du regard médical sur l’intimité et la sexualité des femmes. La démarche est celle d’une auto-réflexion, d’un voir par le touché, d’un partage ; c’est l’invitation à une nouvelle forme de l’expérience et du connaître.
Outre que des femmes ordinaires apprennent à pratiquer sur elles ou sur d’autres des techniques d’interruption de grossesse, elles apprennent à évaluer les connaissances médicales disponibles, à les confronter, à les compléter en promouvant l’écriture de véritables contre manuels, comme le sera le projet collectif « Our Bodies, Ourselves58 ». De l’échange et de l’expérience, de l’auto-expérimentation et de l’auto-apprentissage, surgit un corpus de savoir pratiques et théoriques émancipateurs qui contribue à modifier les connaissances sur le corps des femmes et autonomise les femmes de l’institution médicale. Le clitoris est l’un des bénéficiaires de ce grand chambardement.
Pourchassées chez les enfants et les jeunes gens, les pratiques masturbatoires le sont aussi chez les fillettes et les femmes justifiant dans certains cas des prises en charges médicales drastiques. Loin des demi-mesures, Brown affiche ainsi son mépris pour les usages connus d’application de substance caustique sur le « nerf pubien » et se propose de placer ses patientes « idiotes, épileptiques, hystériques, paralytiques, jeunes et vieilles » « sous les effets du chloroforme » et de pratiquer « l’excision sans contrainte du clitoris à l’aide de ciseaux ou d’un couteau »
Contre son temps, Freud considère la vie sexuelle des femmes comme indispensable à leur épanouissement, mais en homme de son temps il maintient une asymétrie, une différence d’ordre ontologique entre le masculin, qui a fonction de référent, et le féminin, qui est défini par l’absence et le manque. Novateur quand il stipule que la frigidité des femmes est liée à la répression sexuelle, il se fait conservateur quand il précise que c’est d’abord le caractère « inauthentique » de l’orgasme clitoridien qui explique cette frigidité.
Interview de Delphine Gardey.