Gaudé Laurent – "Ecoutez nos défaites" –
Actes Sud, 2016 (ISBN 978-2-330-06649-9)
La quatrième de couverture résume relativement bien l'intrigue et le cadrage de ce roman.
Par ailleurs, Wikipedia nous certifie que cet auteur a beaucoup écrit et réfléchi (y compris dans un cadre universitaire) sur le thème des grandes conquêtes militaires et des guerres qu'elles sembleraient justifier, qui ne sont finalement – comme toutes les guerres – que d'horribles massacres. Il a remporté le Goncourt des lycéens puis le Goncourt tout court, et a même eu l'honneur d'être sélectionné dans le cadre d'épreuves du baccalauréat. Soit. Il est indéniable que ce roman est bien écrit.
Pour ma part, lisant beaucoup d'ouvrages sur l'histoire des guerres, je n'ai franchement pas adhéré à ce récit. Passons rapidement sur l'intrigue amoureuse bien mièvre et convenue, ainsi que sur le personnage féminin dans l'air du temps, que l'auteur se croit obligé de doter d'une maladie grave et incurable (sortez les mouchoirs).
Rien que le choix des trois "guerriers" évoqués me semble déjà fort bizarre : Hannibal (antiquité romaine), Grant (guerre de Sécession aux États-Unis), Haïlé Sélassié (empereur déchu d'Éthiopie) ont si peu en commun que les contraindre ainsi à rentrer dans un même raisonnement (pour paraphraser Victor : "on était vaincu par sa conquête" en l'occurrence : ils furent vaincu par leur propre victoire) relève d'une démarche fort artificielle.
Par exemple, présenter la bataille menée par Hannibal, qui aurait causé quarante-cinq mille morts (selon quelles sources fiables ???), comme le plus grand massacre de guerre est pour le moins hélas inexact : du 16 au 29 avril 1917, le "brillant" commandement français mené par le sinistre Nivelle, général déjà réputé pour son mépris des vies des soldats et prônant l'offensive à outrance depuis son douillet quartier général, envoie au massacre des milliers de poilus sur le "Chemin des dames" proche de Verdun ; le bilan de ces journées fut terrible, plus de 350.000 (oui, trois cent cinquante mille) hommes morts ou gravement blessés du côté des soldats alliés délibérément envoyés se faire hacher par les mitrailleuses allemandes ; les seules journées des 16 et 17 constitueront un tel massacre qu'il amènera certains des plus braves des poilus à la mutinerie. Pire encore, et cette fois pour abonder dans le sens de l'auteur : les généraux osèrent faire fusiller plusieurs dizaines de mutins, et – sommet de la dérision –, ce Robert Georges Nivelle (surnommé le boucher) mourra tranquillement dans son lit en 1924, après avoir été "réhabilité" et abondamment décoré... Quelle honte !
Par ailleurs, construire une sorte d'icône mythique du Négus Haïlé Sélassié, empereur d'Ethiopie de 1930 à 1974, en s'appuyant sur son seul très joli discours prononcé en 1936 devant la SDN, mais en passant sous silence le reste du bilan pour le moins contrasté de son règne de quelques 44 années, relève de la supercherie. Enfin, ramener la guerre de Sécession déchirant les futurs Etats-Unis (1861-1865) à un affrontement quasi personnel entre Grant et Lee est pour le moins terriblement réducteur.
Mais au-delà du choix de ces trois "guerriers", le plus étrange consiste à évoquer le destin et le type d'action de ces commandants militaires (menant des combats hélas "traditionnels" depuis la plus haute Antiquité) en les insérant dans un récit se voulant une méditation sur les actions de commando et d'assassinats ciblés menés par des agents de renseignement, agissant dans l'ombre, à l'écart le plus souvent des confrontations armées traditionnelles.
Au passage, notons que l'intrigue repose sur une totale invraisemblance : qui peut croire que les services secrets états-unisiens feraient appel à un "barbouze" français pour éliminer l'un des siens ??? le doute est légitime, ne serait-ce que depuis l'affaire du "Rainbow Warrior" (1985) et ses faux époux Turenge, ainsi que la solide tradition franchouillarde menant les hauts fonctionnaires et certains cercles politiques à organiser des fuites délibérées dans la presse, laquelle tradition atteignit le sommet de l'Etat en décembre 2016 avec un Président suffisamment fat et sot pour bavarder allègrement sur ces questions avec des journaleux (mais ça, c'était après la parution du roman)...
Décidément, ce roman – même s'il est fort bien écrit – contient trop d'invraisemblances et d'incohérences pour illustrer le thème si important qu'il prétend traiter.
Déception.