« … « pauvre enfant, il cherche son nom », qu'elle se dit, sa famille, il cherche son nom mais il ne le trouve pas, il ne le trouvera jamais, il va passer sa vie à tourner les pages, il va passer sa vie à changer de peau, peut-être qu'il cherche son autre nom, le nom porté durant les cinq premiers jours, le nom de sa préhistoire, son nom zéro, le nom donné par son autre mère pas-la-sienne ? » (pp.13-14)
Un texte étonnant, détonnant même dans cette rentrée littéraire où peu d'oeuvres frappent autant par leur originalité stylistique, un roman qui attise d'emblée la curiosité du lecteur autant par la singularité de l'écriture que par l'étrange étrangeté dans laquelle on débarque dès les premières lignes avec cette question angoissante et sa réponse désespérante comme un couperet: « L'enfant demande à sa soeur « c'est combien zéro ? » et sa soeur répond « zéro, c'est zéro, zéro c'est rien ».
Un texte qui revendique en son sein la présence de deux voix, celle d'
Hervé Guibert, suggérant un rythme, et celle d'Hervé Bouchard (un écrivain moins connu par chez nous, parce que canadien… accessoirement grâce à l'hommage ici rendu par
Louis-Daniel Godin, l'occasion d'aller le fréquenter davantage), inspirant l'idée que « conter consiste à faire son décompte », et c'est vrai qu'on les y trouve en filigrane et avec bonheur, ces deux Hervé.
Un texte qui, aussi, irrésistiblement, et c'est plaisir, trouve parenté pour nous avec les oeuvres de deux autres écrivains, dans un rapport peut-être incongru mais frappant pour le premier, le
Beckett de «
Malone meurt », avec ce « pousse-mine » du narrateur qui rappelle le crayon qui s'épuise de Malone et les récurrents « il faut avancer, il faut avancer quand même" remémorant le « Ça avance » et « ce gamin raisonnable et patient, s'acharnant pendant des années à voir un peu clair en lui » ; et puis, bien oublié (mais pour nous toujours bien vivant dans notre mémoire, tant on a adoré ses écrits),
Serge Doubrovsky (en particulier dans «
Fils »,
Galilée 1977, et «
Un amour de soi », Grasset 1982), avec son écriture en boucles ressassantes et sa trituration lacanienne des mots, un
Doubrovsky qui était alors pionnier dans l'art de l'autofiction analytique, et qui, comme
Louis-Daniel Godin ici, écrivait déjà pour sauver sa peau.
Un texte, donc, de vie ou de mort, un texte dont les enjeux excèdent la littérature, ou plutôt dans lequel la fonction esthétique de la littérature devient l'instrument nécessaire de la survie, un roman magnifique et, en même temps, un texte vital.
Car le narrateur, ici, celui qui se met à distance pour s'observer, en utilisant le « on » ou le « il » de la troisième personne, mais qui, très occasionnellement et pour immédiatement les refuser, laisse affleurer un « je » ou un « nous », ce narrateur, c'est bien
Louis-Daniel Godin, l'écrivain… voire Louis-Daniel Godin-Ouimet, l'universitaire (dont quelques recherches permettent de constater qu'il a travaillé, en particulier, sur les deux Hervé, Guibert et Bouchard), un auteur obligé d'aller voir « l'homme qui écoute les histoires », un psychanalyste, pour espérer leur donner sens, avant qu'un jour, l'absence du praticien ou le trop-plein même de ces histoires ouvrent, comme un échappatoire nécessaire, le chemin de l'écriture. Et l'on raconte alors l'enfant adopté, confronté à cette angoisse de ne pas savoir ce qui s'est passé entre le jour de sa naissance réelle et ce cinquième jour de sa naissance adoptive, à cette terreur d'un vide originel. Un enfant, puis un adolescent et un adulte, poursuivis par l'idée d'une dette à payer, et pour qui, en conséquence, tout devient affaire de compte et de chiffres : l'inquiétant « zéro » du début, les dates, celle de la naissance effective ou ce « 2012 », année de « l'abandon » du psychanalyste et de l'origine peut-être de ce projet romanesques, la date anniversaire de ses trente-trois ans - l'âge du Christ, source d'une suggestive coïncidence-, mais aussi nombre d'autres dates, et puis le prix des choses, le bon ou le mauvais prix, le coût de l'adoption (gratuite, bien sûr, mais qui, dans un bizarre fantasme persistant, aurait pu valoir 20 000 dollars !), ce qu'il faudrait vraiment payer pour être en paix avec soi-même, le compte des pas du texte, des mots et des phrases…
« … et si on ajoute toutes sortes de précisions, et si on revient souvent en arrière, si on fait deux pas en arrière pour faire ensuite trois pas en avant, c'est pour se donner le temps de calculer sans s'arrêter » (p.60)
… un compte infini, donc, à travers des chapitres dont la numérotation n'obéit elle-même à aucun ordre chronologique, mais au petit bonheur des associations d'idées ou à cette obsession enragée des chiffres (jusqu'à l'ultime séquence placée sous le signe, justement, de l'infini), et dans un texte qui progresse, d'une anecdote, d'un moment de vie à un autre, par incessante rumination, par inlassable ressassement, qui fait que la phrase procède par répétition de séquences, séquences qui se modifient peu à peu, comme le thème générant ses variations dans une fugue de Bach.
On ne sait pas, au bout du … compte, si celui-ci aura été si bon qu'annoncé par le titre, si cette tentative de se mettre à distance pour trouver le moyen, dans les mots, d'aller de soi vers soi, aura vraiment abouti. On pourrait même suggérer des titres de deuxième récit, tiens, retrouvons
Beckett, « En attendant Godin », ou
Doubrovsky, « Vivre Ouimet, oui, mais… », d'un texte qui prolongerait cette exploration intime de son destin. Mais on sait surtout que l'on n'aura jamais assez dit toute la richesse de ce roman, la beauté constante du mouvement de l'écriture de
Louis-Daniel Godin, l'incongruité joyeuse de certaines histoires vécues, l'humour du regard ou des mots, l'extrême tendresse parfois… et notre bonheur de lecteur ! Lisez Godin, oh oui, son conte est si bon!