Le Nez est une nouvelle totalement déjantée, iconoclaste et insolente.
On sait que les fonctionnaires ministériels arrivistes, incompétents, corrompus, orgueilleux et pleutres sont régulièrement brocardés par
Nicolaï Gogol, comme par exemple dans ses pièces de théâtre
le Révizor et
le Mariage.
Cependant, ici, c'est vraiment de la très grosse artillerie. L'auteur tire à boulets rouges sur tous les fonctionnaires en s'attardant plus particulièrement sur le cas de l'assesseur de collège Kovaliov (titre aussi ronflant que creux où vous seriez bien en peine de trouver un métier véritable) et aussi un petit peu sur les artisans, en la personne du barbier ivrogne Ivan Iakovlévitch.
Gogol y dénonce probablement le népotisme et la cooptation, qui font en deux jours d'un citoyen lambda on ne peut plus ordinaire, un personnage éminent avec un poste à responsabilités.
Avec un ton unique, très réjouissant, fait d'absurde et de fantastique, digne d'un Kafka dans La Métamorphose, mais en franchement plus drôle, plus caustique, plus sarcastique ; un ton fait d'une profonde ironie et d'une farce grinçante,
Gogol taille un costume aux policiers, jamais gêné d'espionner ni de réclamer des pots-de-vin, ainsi qu'aux hauts fonctionnaires qui se pavanent dans les ministères en
passant leurs journées à faire les jolis coeurs et à ourdir des intrigues pour se graisser les poches ou nuire à un collègue dont ils lorgnent la place.
Il s'offre également les journalistes, les médecins et de façon générale tous ceux qui, cupides et un peu trop imbus d'eux-mêmes, veulent parfois péter un peu plus haut que leur bas rein ne les y autorise.
Pourquoi
Nicolaï Gogol a-t-il utilisé cette forme insolite (pour l'époque) de l'absurde ?
Premièrement, parce que son propos, dit tel quel, aurait été politiquement très incorrect et digne de poursuites sans doute assez désagréables.
Deuxièmement, parce que
Gogol lui-même travaillait dans un ministère et ne pouvait donc
pas taper ouvertement sur des collègues qui se seraient reconnus, sachant parfaitement de quelles bassesses ils étaient capables.
Troisièmement, et peut-être n'en avait-il
pas encore pleinement perçu toute la puissance, l'absurde en littérature possède une force incroyable, qui suscite la réflexion et qui donne des interprétations très variées. C'est cette veine qu'exploiteront par la suite beaucoup d'auteurs au XXème siècle, comme Kafka,
Beckett ou
Ionesco, pour ne citer qu'eux.
Quatrièmement, quoi de plus naturel pour dénoncer des absurdités d'un système que d'en grossir les traits à l'extrême ? C'est la base même de la caricature. Je voudrais d'ailleurs à ce propos mentionner une réflexion personnelle, que je n'ai lue nulle part, mais que je crois avoir un petit semblant de vérité.
Dans la nouvelle, l'auteur nous donne deux dates : la disparition du nez, le 25 mars et la réapparition du nez le 7 avril. Pourquoi ces dates ? quelle part prennent-elles dans la dénonciation d'un système archaïque et absurde ? Et bien réfléchissons à l'Ukraine et à la Russie de
Gogol. N'y aurait-il
pas une fête de la nativité du Christ commémorée le 25 décembre dans le calendrier Julien (local) qui correspond au 7 janvier dans le calendrier Grégorien (utilisé un peu partout dans le monde) ? Tiens donc, on retrouve exactement le même écart. Troublant hasard, non ? J'ai peine à croire que
Gogol l'ai fait par inadvertance et je vous laisse en juger.
Il y a eu de (nombreuses) autres interprétations à propos de cette nouvelle. Notamment celle comme quoi le titre original, нос, signifiant nez, est l'exact inverse du mot russe сон, signifiant rêve. D'autres ont vu dans le propos de
Gogol une raillerie du fonctionnaire aux bottes d'une femme castratrice. Pourquoi
pas ? c'est plausible mais je ne m'avancerai
pas davantage dans ces interprétations car, le propos est suffisamment ouvert pour donner cours à de nombreuses interprétations où l'on finit par pouvoir tout faire dire à une oeuvre.
Voilà donc une nouvelle bien plaisante en somme, très rafraîchissante par la verdeur de son ton, qui brocarde à tour de bras et que je vous laisse tout le loisir d'interpréter comme bon vous semblera car ce que je vous ai livré n'est que mon avis, c'est-à-dire,
pas grand-chose.