Qui est le père de la littérature russe ?
Pouchkine ou
Gogol ? Les avis sont partagés, moi je fais comme
Jacques Martin, je mets dix à tous les deux. Pour
Dostoievski, le choix est fait : « Nous sommes tous sortis du Manteau de
Gogol », aurait-il dit. S'il ne l'a pas dit, il aurait pu le dire, tant son
oeuvre s'inspire de l'écrivain ukrainien.
Poète, mais surtout dramaturge et encore plus romancier,
Nicolas Gogol est un géant de la littérature russe : deux romans seulement (« Les Ames mortes – 1842 » et «
Tarass Boulba - 1843 »), mais plusieurs recueils de nouvelles étincelantes d'intelligence, d'humour ou de fantastique (« Soirées du hameau – 1831-1832 », «
Mirgorod – 1835 », «
Nouvelles de Petersbourg – 1835-1836 »), auxquelles il faut rajouter ces deux chefs-d'oeuvre : «
le Portrait » (1842) et «
le Manteau » (1843), et quelques pièces de théâtre parmi les plus représentatives du théâtre russe («
Les joueurs -1836 » et «
le revizor - 1836 »).
Tarass Boulba, c'est, comment vous dire ça, c'est une épopée de violence et de sang comme on peut les voir aujourd'hui dans les romans d'héroïc-fantasy, avec de belles plages d'émotion, de somptueuses descriptions de la terre ukrainienne, d'autres, plus truculentes, de scènes d'orgies et de ripailles, le tout constituant la glorification passionnée du peuple cosaque, dont la fierté, le sens de l'honneur et celui d'une certaine grandeur sont les caractéristiques majeures.
Tarass Boulba est le chef de ces Cosaques venus guerroyer en Ukraine contre les Polonais, avec ses deux fils. L'un, Andréi va trahir son peuple par amour. L'autre, Ostap, va bravement se battre à ses côtés. Mais la guerre est la guerre. le sentiment ne fait pas le poids contre l'honneur, Tarass, homme dur et impitoyable, va agir suivant sa conscience et la loi du clan. Quitte à voir le destin se retourner contre lui.
Gogol est un magnifique romancier : c'est avant tout un conteur exceptionnel : comme son contemporain
Alexandre Dumas, il a le don de la couleur et du relief : là où d'autres écrivains font évoluer leurs personnages devant un décor,
Gogol, comme Dumas, travaille en trois dimensions, et plonge le lecteur au coeur de l'action. Son style direct vous happe dès les premières lignes :
« Là, mon fils, tourne-toi un peu ! Ce qu'il est cocasse ! Et ces soutanes de pope que vous avez sur le dos ? C'est cela leur uniforme à l'Académie ?
Le vieux Boulba accueillait, et en quels termes, ses deux fils revenant au foyer paternel après leurs années d'études au collège de Kiev ».
(Premières lignes du roman)
Le ton familier vous met d'emblée à l'aise. le dialogue alerte apporte une sensation de vie intense, sensation accentuée par le réalisme cru des scènes de violence. Ames sensibles s'abstenir. Mais
Gogol n'est pas un sadique : la violence n'est jamais présentée de façon complaisante, c'est juste qu'elle fait partie de l'ADN de ce peuple sanguin, belliqueux et pénétré jusqu'à la moelle par l'honneur du peuple cosaque. D'ailleurs
Gogol sait compenser ces scènes violentes avec de belles scènes d'intimité ou d'émotion, ou alors de magnifiques descriptions de la terre ukrainienne (n'oublions pas qu'il était né dans ce pays).
Petite digression :
Tarass Boulba est le commandant en chef des Cosaques Zaporogues. Ça ne vous rappelle rien ? Mais si,
Apollinaire, dans la « Chanson du mal-aimé » évoque la « Réponse des Cosaques Zaporogues au sultan de Constantinople », en trois strophes qui, euh, ne brillent pas par leur délicatesse.
Dans ce roman, il ne faut pas chercher dans l'attitude de ces cosaques, vulgaire et primitive, leur essence profonde. Leur grandeur est toute dans leur fierté de race, dans leur sens de l'honneur… On ne célèbrera pas leur générosité ou leur humanisme, certes, mais leur gloire – et leur légende - vient d'ailleurs :
« Plus que jamais les Cosaques s'entretiennent de leur commandant » (dernière phrase du roman),