Ivan Bounine, récipiendaire du
Prix Nobel de littérature 1933, issu d'un long lignage de poètes ou d'écrivains du temps de la splendeur de l'Empire russe, rejeton tardif né en 1870 d'une intelligentzia cultivant l'esthétisme et le raffinement dans les salons dorés de l'aristocratie, ne pouvait être que désagréablement surpris des changements survenus en son pays en 1917 et dans les années qui suivirent.
C'est pour lui une manière d'Âge d'Or déchu, un fantastique gâchis, une curée inqualifiable exécutée au mépris de toute une élégance, de tout un art de vivre délicat. C'est ce qu'il nous exprime avec force et nostalgie dans cette lettre d'octobre 1923 où il évoque un voyage effectué au mois de juin la même année, de Moscou jusqu'à une campagne indéterminée mais qui semble située à deux ou trois cents kilomètres de la capitale.
Il y décrit tout le dégoût que lui inspire cette vie nouvelle, cette Moscou nouvelle, cette promiscuité sociale nouvelle, cette destruction ou cet abandon de tout ce qui fut auparavant. Mais en ce rendant quelques jours chez un ami, miraculeusement épargné, comme lui, non loin d'un domaine désormais nationalisé mais demeuré identique, où séjournait en son temps la reine Catherine II, en se rendant là-bas, dis-je, c'est là que lui est apparue une manière de révélation.
La révélation qu'il était définitivement un homme du passé, vivant certes dans le présent, mais dont les pensées le matin, comme des alouettes, vers les cieux du temps jadis, prennent un libre essor puis planent sur la vie d'antan, et comprennent sans effort le langage des fleurs et des choses muettes, comme aurait dit
Baudelaire ou à peu près.
C'est au contact préservé des forêts millénaires, de la nature calme et apaisée, dans ce domaine qui d'un iota n'avait pas changé, au contact du lustre, des dorures, des sculptures, des milliers d'ouvrages de la bibliothèque que désormais plus personne ne feuilletait, dans ces corridors, dans ces allées somptueuses des parcs que plus personne n'arpentait, qu'il a pris conscience qu'il était une sorte de mort vivant.
Le coeur fonctionne, les jambes se meuvent, l'oeil perçoit, pas de doute, l'on est bien vivant, mais au fond de son être, au siège de son âme, l'on est mort, définitivement mort, un personnage suranné que plus personne ne comprend et qui d'ailleurs lui non plus ne comprend plus personne. Cela paraît si proche (six années seulement après le début de la révolution) et c'est pourtant si loin.
La révolution. La grande rotation. Oui, effectivement, quelque chose a tourné et jamais plus il ne se fera de machine arrière. S'adapter ou mourir. C'est ce que je me dis souvent, comme Bounine, avec le talent en moins, je regarde parfois les temps tourner, s'accumuler des changements auxquels je ne comprends pas toujours grand-chose et le peu que j'en comprends ne m'inspire rien qui vaille.
Ainsi en est-il des liseuses par exemple, dont la durée de vie est fatalement programmée, dont l'obsolescence est préparée, tous ces merveilleux ouvrages que vous avez aimé et que jamais vous ne pourrez léguer à vos enfants, sauf à racheter un nouvel appareil et son lot de composants polluants et à acquitter une fois encore des droits que vous aviez déjà payés.
Plus d'odeur du papier, plus de reliure qui craque, plus le contact du cuir — jamais —, plus le cordon de couleur pour marquer vos pages, plus vos dessins griffonnés dans les pages de garde, plus les trèfles à quatre feuilles desséchés, jaunis, aplatis qui tombent et qu'on avait oubliés un soir d'été à la page qu'on aimait. Non, à la place, une surface parfaitement lisse, plate, sur laquelle vous prenez plaisir à laisser des traces de doigt dans tous les sens... Et que c'est beau de serrer de l'électronique contre sa peau — un bonheur !
J'ai des livres dans ma bibliothèque qui vont bientôt célébrer leurs deux cents ans. Deux cents ans ! Elle sera belle votre liseuse dans deux cents ans ! Mais bientôt il n'y aura plus que ça, cette vacherie en barre, aux composants minutieusement installés par des petites mains sous-payées de l'Empire de Chine, ces composants friands de terres rares qu'on prélève à l'Afrique, à coup de fouet, dans des mines d'un autre âge.
Eh oui, très cher
Ivan Bounine, vous n'êtes pas seul à vous questionner sur votre place dans cette société, sur son avenir, sur sa direction, si tant est, même, qu'il y ait une direction. Comme vous, pour moi les livres sont mon
printemps éternel, qui me survivront, à moins qu'un vaurien ne me les brûle ou qu'un mécréant ne me les jette à l'eau...
Bref, vous nous parlez, cher Ivan, d'un temps que les moins de cent vingt ans ne peuvent pas connaître, Moscou en ce temps-là, et cætera, et cætera, comme aurait chanté un autre. Ainsi, sous les frimas de l'hiver, jugez avec circonspection les fleurs de givre de cet avis sur le
Printemps Éternel car au prochain rayon de soleil, il n'en restera probablement plus grand-chose.