Fortifier nos racines, déployer nos ailes

Avant les mots, avant tout dogme, vient l’expérience. Dieu « ne se
prouve pas mais s’éprouve », et il ne s’agit pas tant d’en parler que de se transformer. « Après tout, à quoi bon parler de Dieu si ce n’est pas pour devenir meilleur, plus aimant, plus libre et plus conscient ? » nous demande Jean-Yves Leloup.
Dans le même esprit, ce qui l’intéresse chez les grandes figures
spirituelles de l’humanité et dans les textes sacrés qu’elles nous ont légués, c’est avant tout l’expérience qu’elles ont vécue. Avec une question essentielle à la clé : comment pouvons-nous vivre nous aussi une telle expérience ? Certains ouvrages marquants de son œuvre ont été consacrés à des personnages qui mettaient eux aussi l’accent sur la transformation intérieure, avec davantage une posture de thérapeutes que d’intellectuels :
• Les thérapeutes d’Alexandrie, ces membres d’une communauté spirituelle décrite par le philosophe Philon, contemporain de Jésus (Prendre soin de l’être. Philon et les thérapeutes d’Alexandrie).
• Les « Pères du désert », ermites et moines des premiers siècles de l’ère chrétienne, installés dans les déserts d’Égypte (Paroles d’ermites. Les Pères du désert).
• Ceux que l’on appelle les « Pères grecs », ces hommes de culture grecque qui ont façonné le christianisme et que Jean-Yves Leloup aime appeler les « vrais philosophes » (Introduction aux « vrais philosophes ». Les Pères grecs, un continent oublié de la pensée occidentale).

Ce qui caractérise la plupart de ses ouvrages, c’est une exigence de rigueur face aux textes. Un mot est un mot, et mérite notre attention afin d’en saisir tout le sens et la valeur. Une exigence vis-à-vis de lui-même, indispensable à ses yeux pour aborder les sujets métaphysiques, revendiquée il y a trente ans dans son seul livre autobiographique (L’absurde et la grâce).
Jean-Yves Leloup a donc fait des efforts significatifs pour déployer ses racines en terre chrétienne. Cela n’a pas été facile, car le christianisme contemporain présente certaines caractéristiques qui lui pèsent, comme la place limitée laissée aux femmes, l’oubli du corps et le peu de considération accordée à la dimension spirituelle de la sexualité. S’il ne critique jamais les institutions, il appelle avec force le christianisme à gagner en maturité, à devenir « adulte » en assumant son inconscient.
Ses racines ne l’empêchent pas d’être un partisan déterminé de l’ouverture à d’autres traditions et courants de pensée, bien au-delà du christianisme. Si l’enracinement permet de ne pas rester à la surface, l’ouverture – tout aussi précieuse – est la condition pour ne pas nous crisper, ne pas laisser nos convictions se figer.

Jean-Yves Leloup m’a confié un jour se définir comme un « mystique apophatique ». Une définition qui ne se trouve pas dans ses livres, mais qu’il a précisée par écrit lors de la préparation de cet ouvrage : « Le mot “mystique” renvoie aux mots “muet” et “mystère” (muen en grec). Il n’y a pas de mot pour dire ce qui est vécu dans cette expérience, même pas le mot “Dieu”. C’est ainsi qu’on peut dire que le mystique est a-thée, mais non pas sans Dieu. L’expression “mystique apophatique” me paraît préférable à celle de “mystique athée”, car elle invite à se placer au-delà du mental et de la pensée, donc au-delà de la pensée de “Dieu”. De même que “le Tao dont on parle n’est pas le Tao”, qui a fait l’expérience de Dieu ne parle plus de Dieu. »

Jean-Yves Leloup semble bien être un contemplatif, mais un contemplatif qui a le goût de l’action efficace. En marge de ce monde agité à l’excès, Jean-Yves Leloup ne cherche pas pour autant à s’en détacher. Parce qu’il se sent faire pleinement partie de l’humanité, avec les défis qui se posent à elle, et parce que notre monde l’intéresse profondément. Les enjeux de la crise écologique et de la montée du transhumanisme, par exemple, l’ont amené à prendre position et à lancer à la fin des années 2010 l’initiative d’une « Intercontinentale des consciences ».

Avant les mots, avant tout dogme, vient l’expérience. Dieu « ne se prouve pas mais s’éprouve », et il ne s’agit pas tant d’en parler que de se transformer.