LE PAIN ET LE VIN
À Heinse.
1
La ville autour de nous s’endort. La rue illuminée accueille
le silence,
Et le bruit des voitures avec l’éclat des torches s’éloigne
et meurt.
Rassasiés des plaisirs du jour, vers le repos s’en vont les
hommes,
Et satisfait, songeur, un front penché soupèse
Pertes et gains. Dépouillé de ses fleurs, dépouillé de ses
grappes,
Las des labeurs de mille mains, désert, le marché dort.
Mais au cœur des jardins s’éveille et tremble une musique
lointaine,
Là-bas joue un amant, qui sait? ou peut-être un homme
saisi de solitude
Qui se souvient de ses amis perdus, de sa jeunesse, et dans
l’arôme
Des parterres fleuris chantent les fraîches fontaines
infatigables.
La voix des cloches vibre au calme crépuscule
Et le veilleur, gardien des heures, crie un nombre à pleine
voix.
Oh voici naître et frémir la brise aux feuilles extrêmes du
bocage,
Regarde ! et le fantôme de notre univers, la lune,
Mystérieusement paraître ; et la fervente, la Nuit vient,
Peuplée d’étoiles, et tout indifférente à notre vie ;
La Donneuse d’émerveillements, l’Étrangère parmi les
hommes
Aux cimes des monts là-bas s’éploie et brille dans sa mélan-
colique magnificence.
/ Traducteur Gustave Roud
LE PAIN ET LE VIN
À Heinse.
3
Et notre cœur, en vain le cachons-nous en nous-mêmes, notre
âme en vain
Nous la tenons captive ! car qui donc, nous les maîtres,
nous les disciples,
Peut briser notre élan, qui donc, ah! nous interdirait la joie ?
Le feu divin lui-même nuit et jour s’efforce vers un brusque
Embrasement. Viens donc ! et nous tournerons nos yeux vers
l’étendue
Pour y chercher, si loin soit-il, un bien qui sera nôtre !
Une chose demeure ferme. Que midi sonne ou que le temps
s’allonge
Dans le cœur de la nuit, une mesure est là toujours,
commune
À tous, et chacun cependant reçoit en propre son destin.
Chacun s’en va, chacun s’en vient aux lieux qu’il peut
atteindre.
Viens donc ! Et qui pourrait mépriser le mépris, sinon ce
triomphant
Délire qui saisit les chanteurs soudain dans la nuit sainte ?
Viens aux rives de l’Isthme, oh viens! Là-bas où la rumeur
immense de la mer
Monte vers le Parnasse, où la neige scintille en diadème
aux rocs delphiques,
Là-bas dans le pays de l’Olympe, à la cime du Cithéron là-bas,
Là-bas parmi les pins, parmi les pampres d’où voici Thèbes
Et le fleuve Ismènos bruire, et la fontaine de Dircé,
Là vit notre désir, là nos yeux quêtent leur délice !
/ Traducteur Gustave Roud
Le silence
Toi qui ravissais déjà mon cœur de garçon,
qui versais déjà des larmes de garçon,
qui m'éloignais de bonne heure du bruit des imbéciles,
pour mieux m'éduquer, t'as pris dans le sein,
Bien à vous, gentil ! ami de tous les amours!
A toi, toujours fidèle ! sois ma chanson !
Tu es resté fidèle dans l'orage et le soleil,
Reste-moi fidèle quand tout, tout, un jour me fuit.
Ce calme - ce bonheur céleste -
Oh, je ne savais pas ce qui m'arrivait
quand si souvent dans une splendeur silencieuse le soleil du soir
me regardait à travers la sombre forêt -
Toi, oh tu as répandu
cette paix dans l'esprit du garçon,
ce délice céleste a coulé de toi,
sublime immobilité ! belle donneuse de joie !
C'était les vôtres, les larmes qui sont tombées dans le bosquet
sur le bouquet de fraises cueillies - avec vous je suis allée au clair de lune Puis retour à la chère maison parentale.
Au loin, je voyais déjà les bougies vaciller,
c'était déjà l'heure de la soupe, je n'étais pas pressé !
Regarda avec un sourire silencieux les gémissements du cimetière
Au coursier à trois pattes de la haute cour.
Quand je suis finalement arrivé poussiéreux,
j'ai d'abord partagé le bouquet fané de fraises,
me vantant de la difficulté avec laquelle je l'ai eu,
parmi mes frères et sœurs remerciés;
Puis j'ai pris à la hâte les
pommes de terre qui me restaient du dîner, Je
me suis faufilé tranquillement quand j'avais mangé à ma faim,
Loin de mes joyeux frères et sœurs.
Ô ! Dans le calme de ma petite chambre
je me sentais bien à propos de tout,
Comme au temple, c'était comme une coquille pour moi la nuit,
Quand la cloche sonnait si solitaire du haut de la tour.
Tout était silencieux et endormi, je me suis réveillé seul;
Enfin le silence m'a bercé,
Et
j'ai rêvé de ma sombre fraiseraie, et de marcher au clair de lune tranquille.
Quand j'ai été arraché à mes
proches, à la chère maison parentale,
parmi des étrangers, où je n'avais jamais le droit de pleurer
, dans l'enchevêtrement coloré du monde,
Ô comme tu as soigné le pauvre garçon,
chéri, avec une tendresse maternelle,
alors qu'il s'épuisait dans le tumulte du monde,
dans la chère et mélancolique solitude.
Quand le sang juvénile ardent se précipita après mon cœur plus chaud et plus plein ;
Ô ! Combien de fois vous vautrez-vous dans une douleur impétueuse,
Vous renforcez souvent les faibles avec un nouveau courage.
Maintenant, j'écoute souvent
mon orage de combat Ossian dans votre hutte,
Je plane souvent au milieu des séraphins scintillants
Avec le chanteur de Dieu, Klopstock, vers le ciel.
Dieu! et quand à travers des haies silencieuses et ombragées
ma fille vole dans mes bras,
et que le noisetier, pour couvrir ses amants,
blottit soigneusement ses branches vertes autour de nous -
Quand dans toute la vallée bénie
tout est si calme, silencieux
et les larmes de joie, brillantes dans la lumière du soir,
ma fille essuie silencieusement de ma joue -
Ou quand dans des climats paisibles
l'ami de mon cœur marche à mes côtés
et m'imite entièrement à l'image de la noble jeunesse.La
pensée seule se tient devant l'âme -
Et nous nous regardons si attentivement dans les yeux dans les petits soucis ,
Quand si rarement, et si irrégulièrement,
les mots tombent de nos lèvres sérieuses.
Belles, oh qu'elles sont belles ! les joies tranquilles,
que le bruit sauvage des fous ne connaît pas,
plus belles sont les souffrances tranquilles et divines,
quand les larmes pieuses coulent de l'œil.
C'est pourquoi, lorsque les orages entourent l'homme,
Ne ravive jamais l'esprit de la jeunesse,
Des nuages noirs de malheur se dressent menaçants autour de lui,
L'inquiétude creuse des sillons dans son front,
Ô arrache-le de la mêlée,
enveloppe-le de tes ombres,
ô ! dans ton ombre, ma chérie ! si le ciel vit,
il sera calme avec eux sous les tempêtes.
Et quand un jour, après mille heures sombres
, ma tête grise s'incline vers la terre,
et mon cœur, usé par mille blessures
, et le fardeau de la vie courbe mon cou faible :
Oh, alors guide-moi avec ton bâton -
je veux attendre courbée vers lui,
Jusqu'à ce que dans la tombe accueillante et reposante
toute tempête et tout bruit des portes se taisent.
LE PAIN ET LE VIN
À Heinse.
4
Ô Grèce bienheureuse ! Ô toi, demeure à tous les dieux
donnée,
Quoi! c’est donc vrai, ce qu’en notre jeunesse un jour nous
entendîmes ?
Ô salle des festins ! Ton sol ? Mais c’est la mer! Tes tables ?
Les montagnes
Jadis à cette seule fin bâties, en vérité.
Mais les trônes, où sont-ils donc ? Les temples ? Où, les urnes
De nectar, et le chant qui doit réjouir le cœur des dieux ?
Où brillent-ils, où donc, les oracles frappant au loin comme
l’éclair ?
Delphes dort, et la voix du grand Destin, où sonne-t-elle ?
Où le dieu prompt ? Lourd d’un universel bonheur, où, de
quels cieux en fête
Jailli, frappe-t-il les regards de sa splendeur tonnante ?
Éther, ô Père ! Ainsi montait le cri par mille et mille lèvres
Multiplié ; nul n’était seul à supporter la vie. Car un tel bien,
C’est par l’échange, et le partage avec les inconnus qu’il
donne joie.
Une allégresse éclate; il s’accroît en dormant, le pur pouvoir
Du mot Père! et voici le legs de nos parents, le très antique
Signe qui retentit au loin, frappe et féconde !
Car c’est ainsi que les Divins prennent demeure, et
qu’ébranlant
Les profondeurs, trouant l’ombre, leur Jour descend parmi
les hommes.
/ Traducteur Gustave Roud
Joli ruisseau, oui, tu as l’air touchant
Cependant que tu roules, clair comme
L’œil de la Divinité par la Voie Lactée,
Comme je te connais ! des larmes, pourtant,
Sourdent de l’œil. Une vie allègre, je la vois dans les corps mêmes
De la création alentour de moi fleurir, car
Je la compare sans erreur à ces colombes seules
Parmi les tombes. Le rire,
On le dirait, m’afflige pourtant, des hommes
Car j’ai un cœur.
Chaque mois, un grand nom de la littérature contemporaine est invité par la BnF, le Centre national du livre et France Culture à parler de sa pratique de l'écriture. L'écrivain Stefan Hertmans est à l'honneur de cette nouvelle séance.
Rencontre animée par Cécile Bidault, productrice chez France Culture
QUI EST STEFAN HERTMANS ?
Stefan Hertmans, né à Gand en 1951, a publié plusieurs recueils de poésie, des essais et des romans. Son oeuvre poétique a été récompensée par le prix triennal de la Communauté flamande. Son roman Guerre et Térébenthine, traduit dans vingt-quatre langues, a été nommé pour le Man Booker International Prize. Il a publié tous ses romans aux éditions Gallimard, dont Une ascension en janvier 2022. Dans la collection « Arcades » paraît également en mai 2022 Poétique du silence, un volume regroupant quatre essais de Stefan Hertmans sur la modernité poétique dans ses rapports au langage et au mutisme, concentré de ses réflexions sur les oeuvres de Hölderlin, de Paul Celan et De W.G. Sebald notamment.
En savoir plus sur les masterclasses littéraires : https://www.bnf.fr/fr/agenda/masterclasses-en-lisant-en-ecrivant
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