Ce style ! Mais ce style quoi ! Il est juste incroyable. Pardon si j'en perds mes mots. C'est là qu'on se rend compte d'à quel point un texte rédigé directement en français peut atteindre un niveau d'excellence autrement inatteignable s'il avait fallu passer par la case traduction.
La nature y est décrite de manière poétique et imagée, un peu mystique et pleine de merveilles. À l'opposé, les actions des hommes sont sombres, glauques ou violentes. le contraste entre les deux styles en est d'autant plus saisissant, et le texte prend vraiment aux tripes.
Quant aux dialogues, ils ont tellement de phrases qui claquent et de double sens très bien trouvés : un délice.
Dans les descriptions d'ambiance, l'auteur emploie beaucoup d'énumérations très évocatrices en sens : images, sons, mouvement, odeurs, textures, formes, noms de métiers, et comparaisons imagées. Au cours de ma lecture je n'ai pu m'empêcher de prendre en note ses expressions pour m'en inspirer, les analyser et travailler mon propre style.
Jaworski est certes un maître du style, mais ce qui me rend le plus admirative, c'est la construction de ses intrigues.
La politique est incroyable de complexité, avec de nombreuses ramifications, complots et autres fourberies, mais nous suivons tout cela avec une limpidité parfaite.
Les récits du vieux royaume se déroulent sur le temps long, des décennies s'écoulant entre chaque nouvelle du recueil. Des références à des lieux ou événements d'autres nouvelles apparaissent souvent, ce qui apporte un autre éclairage, ou bien montre comment l'Histoire de ce monde a été réinterprétée en légendes.
Aussi, chaque nouvelle se base sur une dichotomie forte : guerre/paix, force physique/force mentale, le présent perçu comme éternel/le temps qui passe inexorablement...
De ce livre se dégage une sensation tenace. On sent l'insignifiance des vies humaines dans ce monde violent régi par les guerres, les razzias et les trahisons. Dans ce contexte où la survie individuelle est constamment en jeu, il y a ce sentiment horrible que rien n'a d'importance. Les relations humaines montrées sont systématiquement intéressées.
Il y a tous ces traumatismes que ce monde d'insécurité crée et perpétue.
Mais on ressent aussi la beauté tragique de chaque vie, de chacune de ces histoires évoluant sur différentes échelles, allant de celle dont dépend le salut d'un Empire à la petite vie d'une enfant au fin fond de la campagne. On voit aussi l'amour parfois, et la solidarité de temps en temps : des trouées d'air frais dans ce nihilisme ambiant.
Ça n'a pas été une lecture facile au niveau émotionnel car je supporte très mal le sujet de la guerre. Mais une oeuvre de cette qualité méritait bien que je me force un peu au risque de me faire bousculer — ou de me prendre une claque. Cela a été bénéfique pour apprendre à surmonter ce sujet, à essayer de mieux comprendre, pour au final approcher d'une connexion émotionnelle avec des vécus plongés dans l'insécurité extrême... ce qui concerne une immense partie des vies humaines, passées ou présentes.
Détaillons maintenant mon avis nouvelle par nouvelle si vous le voulez bien.
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Janua Vera *
La narration est au cordeau : le début de la première nouvelle nous pose un personnage qui se réveille paniqué d'un cauchemar. On imagine un gamin. Mais petit à petit les détails s'accumulent, qui montrent sa puissance et son pouvoir... il y a un décalage qui ne colle pas. Et effectivement, on se rend compte que ce « quelque chose qui ne va pas mais quoi ? » est tout l'enjeu de la nouvelle.
Tout est suggéré parce ce que l'on voit, rien n'est raconté. C'est brillant.
* Montefellóne *
Pour assurer la sécurité de son royaume aux frontières, le roi veut soulever une armée. Pour cela, il lui faut de l'argent. Il demande à ses seigneurs vassaux de lever des impôts exhorbitants, ce qui conduit des villes au coeur du royaume à se soulever contre lui...
À un moment, se pose une question : faut-il rester comme l'a ordonné le roi, ou bien aller le sauver d'une embuscade ? le traître récompensé, celui qui a donné tout ce qu'il avait par loyauté est mis au banc.
Montefellóne est un condensé d'ironie tragique.
*
Mauvaise donne *
Meilleur personnage, Benvenuto Gesufal ! C'est simple : c'est le personnage qu'on adore détester et dont on ne sait jamais bien si on préférait que lui ou ses ennemis gagnent. J'ai hâte de le retrouver dans le roman
Gagner la guerre, qui est la suite de son aventure ici.
Les manigances politiques sont incroyablement bien ficellées dans cette nouvelle.
« le Podestat était moins dangereux à Ciudalia, entravé par le faste et les intrigues sénatoriaux, que proscrit et trafiquant pour le compte de puissances étrangères... » (Ils lui ont donné le pouvoir parce qu'il leur nuisait trop !)
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le service des dames *
Difficile de savoir où est le bien où est le mal. Disons que tous agissent mal, certains en sont pleinement conscients et d'autres choisissent de se voiler la face.
* Une offrande très précieuse *
Très psychologique et beaucoup plus intimiste, cette nouvelle m'a fait pleurer. Les descriptions sont magnifiques, oniriques, et douloureuses.
* le conte de Suzelle *
On sent le poids des ans qui avancent inexorablement, et des obligations perpétuées : mariages arrangés, travail des champs, naissances, et cela cycle comme les saisons au cours de l'année.
Il s'opère une mise en parallèle subtile. Suzelle perçoit les années comme un présent éternel rythmé par le cycle régulier des saisons. Et l'elfe Annoeth perçoit les vies humaines comme les humains perçoivent les saisons.
Cette nouvelle m'a bouleversée. Elle nous met devant les yeux la jeunesse qui se perd, l'impuissance face au temps, à la nature et aux guerres, c'est l'insignifiance de nos vies si courtes... Et après avoir vu toute la vie de Suzelle défiler devant nos yeux, après avoir ressenti toutes ses souffrances... après tout cela, on nous dit qu'à l'échelle de l'elfe, ce n'est rien, ça n'a duré qu'un battement de cil.
* Jour de guigne *
Après deux nouvelles bien bien tristes, un peu de légèreté fait beaucoup de bien !
Cette nouvelle est une plongée en enfer rocambolesque d'un pauvre bougre atteint de la terrible malédiction du « syndrôme du palimpseste ». Une bonne dose d'humour noir !
« Les témoins soumis à la torture (en suivant la procédure extraordinaire) ont certes fourni des informations, mais elles se contre-disent toutes. Ils ne parlaient que pour abréger le cours normal de l'interrogatoire — il va sans dire que je les poursuis pour faux témoignage et obstruction à la justice... Toutefois, cela ne m'avance pas dans mes recherches, et le tueur, lui, continue à massacrer au hasard. » p279
* Un amour dévorant *
On évolue entre horreur et enquête policière. Il faut bien être attentif à tous les indices car la fin ouverte nous laisse reconstituer nous-mêmes l'enquête laissée inachevée.
* Comment Blandin fut perdu *
Cette nouvelle évoque l'obsession pour une muse, avec son aspect fantomatique, fantasmatique, toujours fuyante.
Il y a des descriptions précises des pigments, de la préparation des peintures, des enduits et glacis, des enluminures ; et une scène magistrale où la peinture semble prendre vie (alors que ce ne sont que des mots sans couleur sur du papier blanc).
La mise en abîme des histoires est intéressante, à l'image des peintures du personnage de Blandin.
* le confident *
On plonge dans le mystérieux culte du Desséché que l'on ne connaissait jusqu'ici que par bribes.
C'est un tour de force de parvenir à écrire une nouvelle entière sur quelqu'un enfermé de son plein gré dans le noir et sans compagnie.
La fin ouverte en mode fantastique laisse planer un doute assez horrible... Dans un cas son sacrifice a une utilité primordiale pour le repos des âmes, dans l'autre cas il ne s'agit que d'hallucinations et toutes ces privations sont vaines.