Les îles Marquises furent découvertes en 1595.
Ça, c'est d'un point de vue occidental, car l'archipel Te Hunua Ènana était habité bien avant l'arrivée de ces pseudo-découvreurs. Et c'est exactement pour cela que j'aime et trouve important de lire des littératures étrangères, pour faire ce pas de côté et découvrir le point de vue d'autres cultures, et parfois voir la nôtre à travers leur regard extérieur.
C'est donc une plongée dans la culture marquisienne que nous propose Benjamin Teikitutoua, derrière qui l'auteur
Loïc Josse s'efface complètement pour lui laisser terrain libre. J'ai beaucoup aimé rencontrer cette personnalité intéressante et très humaine. Son style frais tout en oralité laisse entendre le conteur, et à un moment même le chanteur. On devine les intonations et les émotions derrière ces mots retranscrits et j'ai beaucoup apprécié ce ton vivant qui nous entraîne dans une multitude d'anecdotes qui donne vie à cette culture que je connaissais trop peu.
La première chose que j'apprends, c'est la place centrale de la religion catholique dans la culture marquisienne. Colonisées par la France en 1842, les Marquises se voient appliquer en 1863 le code Dordillon, du nom de l'évêque régissant ces îles. Celui-ci punit toute manifestation de la culture marquisienne. Il y a une véritable violence dans cette volonté d'acculturer tout un peuple. Ben raconte que dans son enfance (dans les années 1960), le curé avait une telle emprise sur les gens qu'ils avaient plus peur de lui que du diable.
De ce que décrit Ben, le rapport de la population à ce colonialisme n'est ni tout noir ni tout blanc. le peuple marquisien dépérissait de famines et d'épidémies, et les Français ont occupé un rôle de sauveurs tyranniques. Les habitants ont tout de même voté « oui » au référendum de 1958 pour intégrer la Polynésie française.
L'aspect qui m'a le plus intéressée dans ce livre, c'est lorsque Ben décrit le long processus d'émancipation culturelle des Marquises par rapport à Tahiti et à la France, qui a débuté dans les années 1980. Ben semble d'ailleurs y avoir joué une place de premier plan aux côtés d'autres enseignants revenus à leurs îles natales, avec aussi l'appui important de l'évêque de l'époque. Ce dernier, grand passionné de culture marquisienne, attendait avec impatience que celle-ci se « réveille ».
Plutôt que d'opposer ancienne culture et culture catholique, il s'agit de faire marcher les deux main dans la main. Comme Ben aime à le répéter : il faut nager avec le courant et non contre.
Réveiller la culture d'accord, mais qu'est-ce que la culture ? Les Marquisiens n'avaient pas de mot pour illustrer ce concept flou (« Euh, vous voulez parler d'agriculture ? »). Ce qui fait la spécificité de la région ? Il y a donc un immense travail à entreprendre pour préserver, redécouvrir, collecter, se réapproprier, recréer et diffuser les divers aspects culturels propre aux îles Marquises : langue, tatouage, chants, danses, Histoire, cuisine, techniques, légendes, spiritualité, sculptures, tressage, moeurs (en dehors du cannibalisme !)…
La culture commence avec la langue. Èo ènana, la langue marquisienne, est en danger de disparition à force de se mélanger au tahitien et au français. Ben raconte comment il a participé à la création d'une académie marquisienne pour promouvoir la langue et créer des mots pour les concepts nouveaux.
La même idée de préservation et recréation a été appliquée aux chants et aux danses. Ben a fondé un groupe de jeunes danseurs pour représenter les Marquises aux spectacles du festival de Polynésie, alors que l'archipel était considéré comme étant déjà englobé par les représentations de Tahiti. Cette initiative a redonné vie aux quelques danses traditionnelles marquisiennes ayant été conservées, et par la suite elles ont inspiré de nouvelles créations.
Il y a aussi des recréations de danses perdues. Concernant le « haka toa » néo-zélandais mondialement connu, Ben fait remarquer qu'en marquisien il y a aussi les mots « haka » (danse) et « toa » (guerre), ce qui peut laisser penser que les Maoris l'aient héritée des Marquisiens.
L'Histoire des Marquises avant l'arrivée des Européens reste par ailleurs assez méconnue, et des recherches récentes (années 2010) en linguistique et génomique tentent de retracer les migrations des peuples de Polynésie.
Il y a également la redécouverte des tatouages marquisiens, centraux dans la vie sociale pré-coloniale, puis interdits sous Dordillon et peu à peu oubliées depuis. Les motifs des tatouages et leurs sens ont heureusement été compilés par un ethnologue allemand, mais cela signifie donc que les Marquisiens doivent se réapproprier leur propre culture à travers ce que d'autres peuples ont pu écrire sur eux.
Ensuite, lorsque l'on parle de la culture d'une région, la cuisine est souvent citée. Ben évoque son enfance au cours de laquelle la faim n'était pas rare. Pour trouver de quoi se nourrir, cela nécessitait des connaissances du milieu et des techniques : construction de pirogue, lieux où pêcher (indiqués par la légende du Taikahano), pêche de dauphins (plus d'actualité car tuer n'est plus nécessaire pour survivre), pièges à poules sauvages, élevage de cochons (propriétaire d'un troupeau et non d'un territoire), lieux de cueillette de fruits… Ben donne aussi beaucoup de recettes de cuisine marquisienne.
Il existait des « tapus » interdisant à certains moments et endroits la pêche, la chasse ou la cueillette, ce qui laissait le temps aux ressources limitées de se régénérer. Mais aujourd'hui, le commerce mondialisé dérègle fortement cet équilibre écologique et nuit à l'auto-suffisance des îles.
Pour ce qui est de la spiritualité, la religion catholique n'a pas supplanté toutes les croyances des Marquisiens. Il y a notamment des superstitions autour de l'arbre sacré censé éloigner les mauvais esprits. Ou encore, les tikis, qui représentent l'humain-dieu, le premier homme à l'origine de l'humanité. Les sculptures de tikis sont prétendument chargées de « mana » ; ce que les courants New Age occidentaux désigneraient sans doute par le terme fourre-tout d'« énergie ».
Et une dernière anecdote avant de conclure sur mon avis ! En langue marquisienne, il n'y avait pas de mot pour dire « merci », du moins pas avant l'importation de ce concept par le tahitien et le français.
Leur culture du don et contre-don (le « potlach ») amène parfois à donner à l'excès afin d'asseoir son prestige et de créer une dépendance, mais cela peut aussi devenir très ruineux (surtout face à des colons ayant d'autres moeurs !). Ben s'interroge : « Le fait de dire merci, pour vous Européens, ça signifie quoi ? C'est une façon de se débarrasser de la culpabilité de recevoir ? J'ai été reçu par toi, j'ai été gêné, je te dis merci pour le dérangement. » (p.294)
Pour conclure, j'ai adoré découvrir les Marquises (ou plutôt Te Henua Ènana), ce fut un très bon moment de lecture. Cette immersion était passionnante et me donne envie d'en apprendre bien plus sur cette culture riche qui a traversé l'acculturation, l'oubli puis le réveil.
De nos divergences de mentalité, j'en retire de la richesse et davantage de curiosité, et je suppose que c'est exactement le message que Ben souhaitait faire passer, du peu que je le connais à travers ses mots retranscrits.
C'était une très belle rencontre avec Ben, tuhuka de Ua Pou, et si vous souhaitez comprendre la signification de ce titre, je vous recommande chaudement de lire ce livre !