De quoi ça parle ?
Jiselle s'apprête à entrer dans un conte de fées moderne : elle vient de se marier avec Mark Dorn, un beau pilote riche, discret, au passé tragique, sur lequel toutes ses collègues hôtesses de l'air craquent sans vergogne. Et Mark l'a choisie elle.
De plus, en véritable prince charmant, le bel époux de Jiselle insiste pour que sa princesse reste en sécurité dans son donjon de pierre – enfin sa cabane familiale au fond des bois, en compagnie de ses trois enfants issus d'un premier lit. Pourquoi le chevalier servant est-il si inquiet pour sa belle ? Tout simplement parce que le travail d'hôtesse de l'air est ingrat et fatigant et que Jiselle doit garder ses délicats petons en bonnes conditions afin de pouvoir les glisser dans ses pantoufles de vair… Ah oui : il y a aussi cette satanée épidémie, la grippe de Phoenix (nommée après la ville des Etats-Unis où elle a été identifiée pour la première fois) qui rend les passagers dans les avions nerveux et encombrants avec leurs nombreuses inquiétudes. Mieux vaut donc patienter à l'écart de tout cela, le temps que l'effervescence se calme un peu. Mais ce sont les seules raisons qui poussent le pilote à confiner sa belle à la maison : paroles de chevalier servant ! Ce n'est pas du tout pour que Jiselle fasse office de nounou pour les enfants et de bonniche pour la maison. Un prince ne se comporterait jamais de la sorte !
Pourtant, lorsque Mark reste bloqué pour une durée indéterminée dans un hôtel aux frais de la compagnie aérienne, en quarantaine à cause de la grippe de Phoenix, Jiselle se retrouve désemparée. Comment va-t-elle assumer son rôle de marâtre alors que ce sont ses belles-filles, qui la détestent, qui ont endossé le caractère de la belle-mère maléfique.
Rien ne va en s'arrangeant lorsque le sortilège de malédiction de la Belle au bois dormant s'abat sur le monde entier. Il se trouve que la grippe de Phoenix (peut-être parce qu'elle n'a pas été conviée au mariage de Jiselle avec son prince) prend de l'ampleur à mesure que sa hargne grandit. le monde s'endort donc petit à petit : les écoles ferment, ainsi que tous les commerces les uns après les autres, les animaux envahissent les villes, les coupures d'électricité se multiplient jusqu'à se prolonger indéfiniment.
Que faire si le prince lui-même refuse – enfin affirme qu'il en est empêché – d'aller réveiller la princesse ? de quoi avons-nous besoin pour lever la malédiction… ou peut-être la bénédiction ? Il est temps de s'interroger sur notre conception du monde parfait et sur ce qui viendra le briser ou le consolider…
Mon avis :
J'ai tout simplement adoré ce roman. Je n'ai pas besoin d'aller chercher plus loin : si j'étais flemmarde je pourrais même arrêter ma critique ici. Mais j'ai un poil de conscience professionnelle : vous serez donc gratifié d'une longue et complexe analyse divisée en parties et sous-parties. Vous êtes contents n'est-ce pas ? Ne me remerciez pas.
Bon, trêve de plaisanteries : commençons. Tout d'abord, les personnages, particulièrement celui de Jiselle, sont dépeints et inscrits dans l'histoire de façon précise et spectaculaire. Ce que je veux dire par-là, c'est qu'il n'y a pas de longues listes d'adjectifs et de noms qui viennent décrire chacun des protagonistes, telles que : il aimait les moulinettes électriques, les chats, le chocolat et n'aimait pas avoir sa mère sur le dos, etc. L'état d'esprit de chacun est saisi au vol par le lecteur, au travers de saynètes qui peuvent paraître anodines, voire inutiles, mais sont en réalité, dans leur ensemble, des piliers majeurs du roman qui aident à comprendre les actes et décisions de chacun. À bien y réfléchir, l'auteure n'explicite que très rarement les traits de caractère de ses personnages. Tout est affaire de sous-entendus, de subtilité.
Prenons un exemple : la plupart des protagonistes peuvent être associés à un archétype de conte de fées (les belles-filles d'abord odieuses qui se révèlent ensuite être de bonne constitution ; la princesse dépaysée, enfermée dans un lieu isolé ; le bellâtre séducteur qui cache de sombres motivations). Ainsi, à première vue, il n'y a rien de très original dans tout cela. Mais regardons les choses sous un autre jour : l'auteure ne prend-elle pas ici à contre-pied le conte de fées traditionnel pour nous permettre de nous interroger sur la véritable signification du monde parfait ? Quelle vie est la bonne, quelle est celle qui apportera de la joie et celle qui nous plongera dans une histoire sombre et macabre ?
Et ceci me mène donc au deuxième thème de cette critique : le contenu et les actions du récit. Là encore,
Laura Kasischke fait usage de délicatesse, de subtilité. À quiconque se contenterait de survoler ce roman, il pourrait apparaître relativement ennuyeux : il ne s'y passe pas grand-chose au bout du compte – quelques descriptions de morts à cause d'une épidémie, les réflexions un peu niaises d'une jeune femme qui se languit de son époux retenu à l'étranger et tout un tas de scènes de vie déconnectées les unes des autres. Mais le but n'est pas tant dans l'action que dans l'évolution d'une population qui a trop changé pour pouvoir s'accommoder d'un mode de vie si drastiquement différent.
L'écriture est simple et juste : avec des mots dépourvus de fioritures,
Laura Kasischke parvient à créer des leitmotives sur la nature qui, sans y être jamais associés, révèlent certains messages du récit. Je me rappelle avoir déjà évoqué cet aspect narratif dans mon billet sur le roman
Les revenants de la même auteure (voir critique ici) mais, dans ce cas-ci, il incarne l'essence principale de
En un monde parfait : l'écriture pourrait être qualifiée de passive, il n'y a que très peu d'actions directes. L'histoire apparaît donc comme un rêve éveillé : un mirage, une hallucination, une idylle faussée. Tout ceci gagne de l'ampleur jusqu'au dénouement… grandiose. Je confesse qu'en lisant les dernières lignes, j'ai tout d'abord été déroutée. Cependant on se rend vite compte que tout repose sur deux questions : le tout nouveau monde parfait est-il sur le point de se fissurer ou n'a-t-il jamais vraiment existé ?
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en-un-monde-parfait-de-laura-kasischke/
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