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EAN : 9782491287078
397 pages
Signes et balises (24/11/2022)
4.3/5   5 notes
Résumé :
Sous le titre Courants noirs. Oeuvre poétique complète sont rassemblés les trois recueils Marabout, Brume et Traverso que Nikos Kavvadias avait fait paraître ou avait conçus de son vivant, ainsi que tous ses poèmes parus en revue ou inédits (retrouvés dans des archives), en une édition bilingue grec-français, sous la plume de Pierre Guéry qui signe également la préface et les notes. Un glossaire “Les lieux de Nikos Kavvadias” complète l’ensemble.

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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Poésie de l'eau salée et des étendues bleues, d'un lyrisme populaire, blues écumeux traversé par les courants noirs de la mélancolie…

Les écrits de Nikos Kavvadias est à la poésie grecque ce que le Rébétiko est à la musique et à la danse grecques, une poésie nostalgique des bas-fonds, des bas-fonds marins pour Kavvadias, une poésie des marins qui côtoient les bordels, aux nuits de débauche imbibées de ouzo, une poésie un tantinet grossière sortie des cargos, des hôtels de passe et des prisons mentales.

Une poésie qui crie le mal de départ. Une poésie qui chante la peur du retour. Une poésie de l'errance qui cherche inlassablement un lieu où demeurer, brinqueballée entre le mal de mer et le mal de terre.

« Toute ma vie je resterai l'amoureux, idéal et abject,
des voyages lointains et des étendues bleues,
et je mourrai un soir pareil à d'autres soirs
sans avoir dépassé l'horizon vaporeux »
[Extrait de Mal du départ - Marabout ]


« Vivre toujours dans la même contrée
et avoir l'obsession des départs ;
mais en quittant le bureau, le soir,
filer mater les filles dans les cafés »
[ Extrait de Cafard - Marabout ]


« Je veux, Eurydice, partir me tuer sur les bateaux.
Cette nuit, un pressant désir de fuir m'a envouté.
Mais lorsque l'aube rose pointe à ma fenêtre,
on me retrouve souillé.
[Quatrain II – Poèmes épars ]



Nikkos Kavvadias est né loin de sa patrie, en Russie, au début du 20ème siècle. Cette naissance lointaine suivie d'un long voyage de retour vers la péninsule grecque a marqué son âme, a scellé son destin de marin puis a imprégné sa poésie marquée de frénésie mélancolique et d'exotisme et dont les thèmes sont ceux de l'exil, de la perte de la famille, des amours tarifés, des mystères qui entourent la femme, des amitiés viriles, de la crasse des cargos, de la consommation excessive d'alcool et de drogues. Sa poésie est la plainte des esseulés et des exilés, celle des empêchés qui, comme Ulysse, rêvent de revenir pour avoir envie de repartir aussitôt arrivé à bon port.

Nikkos Kavvadias est marin avant tout. Sa poésie se déploie en mer, dès qu'il navigue. Ce n'est pas un poète qui rêve de mer ou qui imagine la mer, c'est un marin, un vrai, dont les aventures maritimes se font poésie. le métier précède son art, le métier nourrit son art. L'auteur est toujours resté marin avant tout, loin des cercles littéraires. Un ermite de la mer, un marin « qui écrit des poèmes, et non un poète qui voyage pour en écrire ».

C'est lors de ses premières grandes traversées au début des années 1930 sur le navire marchand Polikos qu'il écrit ses premiers poèmes qui formeront le recueil Marabout, mon préféré de ses trois recueils, pourtant moins innovant, plus « vert » l'auteur n'ayant alors que vingt-trois ans. J'aime dans ce recueil ses fables marines, sa manière de faire des poèmes de véritables histoires souvent teintées de fantastique. le poème Marabout qui a donné son nom au recueil est magnifique et stupéfiant, il a des accents kafkaïens, de belles teintes surréalistes. Histoires de ports, d'hommes endurcis, de femmes perdues, d'innocence envolée, de mers du Sud, de maladies tropicales, d'alcool, de tatouages, voilà ce que nous offre le poète dans ce premier recueil.


« Les dimanches, tandis que seuls ceux de quart travaillaient,
on se rassemblait là, on allumait des feux ;
à voix basse, on se disait des trucs salaces, des histoires de femmes,
et notre maigre ration, on la jouait aux cartes avec obstination.

Sur cette proue, j'ai détruit l'être tranquille que j'étais,
abîmant pour toujours son âme tendre d'enfant.
pourtant, jamais ne m'a quitté mon rêve obstiné,
et sans relâche la mer, quand elle rugit, me raconte bien des choses ».
[ Extrait de Notre proue – Marabout ]


Ses deux autres recueils Brume et Traverso, moins descriptifs et narratifs, plus innovants au fur et à mesure que l'auteur prend de l'âge, plus métaphoriques et plus pessimistes aussi, sont également présents dans leur intégralité, ainsi que des poèmes épars publiés dans différentes revues rassemblés en fin d'ouvrage.

« Les marins en ont marre de la barre
L'un de tes yeux se fait vieux et s'endort,
l'autre aux aguets se souvient
d'une lueur aveuglante, immobile et lointaine.

Le bosco se réveille, maudit la métisse
qui pleure et la bouteille tout autant.
Au large, quelque part à neuf mille milles,
la roussette patiente et s'ennuie ».
[Extrait de Mal de terre – Brume ]


Courant noirs est un livre tout à fait exceptionnel dans le sens où pour la première fois est rassemblée en un seul volume, et traduit en français, toute l'oeuvre de ce grand poète. C'est une première, toutes langues confondus et grec compris, fait notoire qui mérite d'être souligné. Une édition intégralement bilingue qui plus est, comportant des poèmes inédits. Pour mesurer si besoin était, toute l'importance de ce livre, mentionnons que toute une génération de marins et d'émigrants récitent ses poèmes, que ses vers ont été pour beaucoup mis en chansons et interprétés par les compositeurs et les chanteurs les plus connus des années 1970 et 1980.

La langue de Kavvadias est libre, inventive, familière et simple d'accès, parfois pourtant teintée de mystère et souvent bigarrée. Elle est pleine de vie, de pulsions et d'élans. J'ai beaucoup aimé lire régulièrement ces différents poèmes immersifs, marqués par la géographie et la présence de nombreux personnages, réels ou historiques, voire mythologiques dont le poète endosse le personnage par moment à tel point de ne plus savoir qui parle. Les effets des paradis artificiels jouent sans doute beaucoup dans ce flou brumeux qui fait tout le sel de ces vers, surtout dans Brume et Traverso. Soulignons le travail remarquable de Pierre Guéry pour sa magnifique traduction et sa superbe préface qui contextualise l'oeuvre, l'explique et développe ses choix de traduction.

A déguster comme nous nous écoutons et savourons un Rébétiko ou un Fado. Avec abandon, avec lâcher prise. En se laissant porter par les vagues de l'âme, en se laissant submerger par le vague à l'âme…

Un immense merci aux éditions Signes et Balises, ainsi qu'à Babelio, pour l'envoi de ce magnifique ouvrage lors de la Masse critique d'automne. Quel cadeau extraordinaire !


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Cet impressionnant ouvrage est sous-titré « Oeuvre poétique complète », aussi vous savez d'emblée à quoi vous attendre. Tout d'abord cette précision d'importance : cette précieuse intégrale qui vient de paraître aux éditions Signes et Balises et traduite (ainsi que préfacée) par Pierre GUÉRY n'est pas une redite, mais bien la première édition mondiale proposant cette poésie complète. Même en Grèce, jamais un tel livre n'a à ce jour existé, vous comprendrez donc qu'il s'agit là d'un travail unique au monde.

Durant sa vie, Nikos KAVVADIAS (1910-1975) n'a publié que trois recueils de poésie, et le dernier, « Traverso », est sorti en 1975 après la mort de l'auteur. Ces trois recueils paraissent ici dans leur intégralité, mais ce n'est pas tout puisque pas moins de 45 poèmes « épars et inédits » figurent en fin de volume. L'éditrice a choisi le bilinguisme, chaque poème étant présenté à gauche dans sa langue originale, le grec, et traduit sur la page de droite.

Après une lumineuse préface de Pierre GUÉRY retraçant le parcours de Nikos KAVVADIAS dans une biographie brève mais pourtant concise, ainsi que les difficultés à traduire pareille oeuvre poétique, le recueil débute tout naturellement sur « Marabout », le premier paru en 1933, qui est entre autres une suite de tranches de vie. Dans une poésie simple en quatrains rimés (que le traducteur ne suivra pas entièrement, il s'en explique avec justesse dans sa préface), l'auteur, qui vécut en majeure partie sur des bateaux (où il était télégraphiste), ravive sa mémoire, récente comme plus ancienne. Ainsi il dresse les portraits de prostituées rencontrées dans des ports, parle indirectement de son rapport à l'alcool, la drogue (la cocaïne surtout), rend hommage à des poètes souvent contemporains de lui. Scènes brèves du quotidien évoquant la mort, la fatigue, les souvenirs, dans une langue tantôt populaire ou argotique, tantôt recherchée, l'auteur ne se donnant aucune limite de style, en totale liberté.

KAVVADIAS a parcouru le monde entier, visité les cinq continents, y a erré dans les ports, les bistrots, les claques et lieux de débauche. « Brume », recueil paru en 1947, quatorze ans après le premier est, sans jeu de mots aléatoire, plus brumeux. Dédié à la nièce de KAVVADIAS, il est empli de pessimisme, de mythologie, offrant des portraits réels ou sortis de l'imagination de l'auteur. Jack LONDON, Panaït ISTRATI ou encore Nikos KAZANTZAKI ne les auraient sans doute pas reniés. Et puis le brouillard, le froid, le crachin, les abus. Dans une poésie se faisant plus opaque mais restant diablement sensitive, KAVVADIAS crée, invente, loin de l'orthodoxie poétique, même s'il tient à garder majoritairement la forme de quatrains. Il évoque la figure tutélaire de Federico GARCIÁ LORCA, ainsi nous percevons où ses idées politiques, même si très peu abordées dans ce recueil, se situent.

« Balance un os au chien noir qui aboie

et envoie notre « figure » en offrande aux pirates

Dis-moi, où se trouvait la terre en pleine mer ?

Avec l'arbre géant et l'oiseau qui croasse ?



Enfants, nous poursuivions l'Étoile du berger,

Petit oiseau des rivages, la vaste mer n'est pas pour toi !

Pour toi pas davantage, gamin que l'on a mis en terre à Conakry

- dans ta poche, quelques mots de ta mère pour recommandation ».

« Traverso » est le troisième et dernier recueil du poète, il est dédié à son petit-neveu de 8 ans (voir « Trois contes pour Filippos »). Textes écrits entre 1951 et 1975 ils ne paraissent qu'après la mort de KAVVADIAS, 28 ans après « Brume ». Là encore désillusion, noirceur, mythologie, le lectorat n'a pas toujours les clés pour déchiffrer le message, mais les mots seuls comptent, les images sont bouleversantes, et comme l'écrit si bien le traducteur « Après tout point n'est besoin, en poésie, d'interpréter clairement pour recevoir ce qui est là », soit un cadeau inestimable. Ici hommage est rendu à CHE GUEVARA, à quelques autres encore. le dernier poème du recueil fut écrit peu de temps avant le décès du poète.

Les 45 « poèmes épars et inédits » sont une mine d'or, car écrits durant toute une vie, de 1922 (KAVVADIAS a alors 12 ans et fait paraître un journal scolaire) à 1971, dans l'ordre chronologique. Variés comme toute l'oeuvre poétique du grec, si les premiers sont encore des balbutiements (avec pourtant certains foudroyances), ils se précisent peu à peu. On peut reconnaître les périodes d'écriture, tantôt les poèmes sont proches de l'atmosphère de « Marabout », tantôt des deux recueils suivants. Ils sont peut-être les plus intéressants de l'oeuvre (même si « Marabout » m'a beaucoup impressionné par son style épuré et impressionniste qui peut paradoxalement se lire comme de la prose).

« Aujourd'hui comme toujours était un triste jour.

Le soir tombe et sur l'horloge les heures courent à l'envers.

Et nous, que tout le temps qui passe éloigne de la jeunesse,

On égrène le chapelet des innombrables erreurs.



On attend une dame qui a promis de venir, un soir,

Nous offrir une joie, ne serait-ce qu'éphémère.

On l'attend… mais elle ne viendra pas car on n'est plus un enfant

Et qu'une nuit profonde a tout recouvert. »

Certains poèmes sont écrits sous pseudonyme : à la fin des années 20 et au tout début des années 30 KAVVADIAS signe Petros Valchallas, certains de ces poèmes sont alors publiés. Puis en 1943, l'unique poème de l'énigmatique A. Tapinos (tapinos signifiant « le modeste », « le discret ») derrière lequel se cache KAVVADIAS qui craint la censure et les ennuis, lui sympathisant communiste et Résistant antifasciste. Il fut reproché à l'auteur de ne pas être assez engagé. Il me semble que tout est à relativiser, d'une part grâce à la teneur de certains des poèmes présentés ici, qui sont tout ce qu'il y a de politique, d'autre part un homme qui a vécu quasiment toute sa vie sur mer, c'est-à-dire dans un environnement clos et la promiscuité, n'est pas aussi réactif qu'un autre à tout ce qui se déroule sur terre.

KAVVADIAS s'essaie parfois à l'auto-analyse, même s'il n'est pas démontré que c'est bien lui qui se cache sous des traits qui peuvent être cruels (ou lucides ?) :

« Moi, je suis un homme amer, sans morale, mon âme est noire,

je l'ai gaspillée dans l'ivresse des mers.

Auprès de toi j'ai retrouvé mon petit coeur d'enfant,

qu'étrangement j'entends agonir lentement. »

KAVVADIAS commença à naviguer à 19 ans, devint télégraphiste en 1939 à 29 ans, il le restera toute sa vie. Il est surtout connu en France pour son unique roman, « le quart », qu'il a en partie rédigé en mer sur du papier toilette, roman publié en 1954. Ici, le travail d'envergure pour réunir tous les poèmes paie, ce livre est magistral, envoûtant, impose un rythme et une atmosphère uniques pour une poésie maritime, le résultat est époustouflant, tant par son contenu (en fin de volume sont présentés « les lieux de Nikos Kavvadias », soit tous les endroits géographiques évoqués dans cet imposant recueil) que par son visuel. La couverture à rabats est d'une splendeur absolue. Quant au reste, c'est de la grande poésie, immense même, qu'il faut lire tranquillement afin de bien sentir les embruns.

Ces « Courants noirs » sont sans conteste l'un des sommets littéraires de l'année qui s'écoule, les éditions Signes et Balises en sont les principales coupables, cette intégrale est un joyau, un diamant étincelant, complétant ainsi les deux précédents ouvrages de Nikos KAVVADIAS parus dans cette maison singulière, « Journal d'un timonier et autres récits » en 2018 et « Nous avons la mer, le vin et les couleurs » en 2020, pour un triptyque éblouissant. Merci à Anne-laure BRISAC, éditrice, pour sa confiance, j'espère en être digne.

KAVVADIAS se présentait non pas comme un poète marin mais bien comme un marin écrivant de la poésie, d'ailleurs « Mon pire voyage, c'est sur l'asphalte que je l'ai fait ».

https://deslivresrances.blogspot.com/

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Magistral !

Courants Noirs est une oeuvre poétique complète regroupant les trois recueils de Nikos Kavvadias dans l'ordre chronologique (Marabout, Brume, Traverso) ainsi que des inédits.

Kavvadias fut un marin, poète, écrivain, résistant, fasciné par les étendues bleues, qui parcourut les mers en tant qu'officier radio à bord de différents cargos.

L'édition ici présentée permet donc de découvrir l'ensemble de ces poèmes, dans une version bilingue Grec-Français, qui demanda au traducteur un investissement considérable afin de s'imprégner de la vie du poète et des univers au sein desquels il gravita sa vie durant. le but étant de proposer aux lecteurs francophones des textes respectant du mieux que Pierre Guéry le pouvait les intentions de Kavvadis, et la forme originale de son travail artistique.

L'introduction à l'oeuvre et au poète, rédigée d'ailleurs elle aussi par le traducteur, permet de mieux cerner Nikos Kavvadis, et l'importance d'un tel projet, sur une quinzaine de pages passionnantes (j'en profite au passage pour recommander l'excellente émission intitulée "Nikos Kavvadias ou le mal du départ", disponible en podcast sur le site de France Culture, qui complète idéalement cette introduction). On y apprend par ailleurs que certains des textes sont tellement populaires en Grèce qu'ils sont repris en musique dans différents registres, et sont entrés dans le patrimoine culturel de ce beau pays par ce vecteur.

Difficile exercice que de parler d'un ouvrage aussi dense, aussi varié, aussi prenant, aussi long, sans se perdre.
Je peux simplement dire ici combien je suis facilement tombé sous le charme des traductions proposées au fil de ces Courants Noirs : on navigue de port en port, de culture en culture, on côtoie des marins, des filles de joies, des marchands, on y découvre la consommation de moult stupéfiants, les peines de coeur, des mythes anciens, de la franche camaraderie, des figures historiques ou d'illustres inconnus, et bien d'autres choses encore.
La poésie de Kavvadias m'a emporté immédiatement dans une autre époque, pas si lointaine, moins technologique, plus humaine, à la dimension tragique plus marquée, moins individualiste qu'aujourd'hui et pourtant plus intime, moins mondialisée et pourtant plus englobante. Ses textes sont souvent, nonobstant leur forme poétique, proches de la prose, puis soudainement illuminés de fulgurances d'une rare beauté.

"Souvent des idées noires lui passaient par la tête
et dans ses heures de langueur mêlées d'anxiété,
elle tentait parfois, me disait-elle, de calculer
le nombre d'hommes qui avaient dormi à ses côtés.

Je contemplais longtemps ses yeux brumeux,
il me semblait que tout au fond je pouvais voir
des mers d'orage, des grappes d'îles dans l'océan
et des petits bateaux blancs, toutes voiles dehors."

Des thèmes reviennent souvent : la perdition des hommes, la fascination et l'incompréhension pour les femmes, la diversité de l'autre, les anecdotes de voyage, l'échappatoire des paradis artificiels, les destins brisés, la cohabitation avec l'animal, et bien sûr le voyage sur les mers.

"Dans les parages du canal, à Liverpool et à Swansea,
au petit matin on peut voir, le long des docks cireux,
des gars qui n'ont pas l'air d'être marins,
mais se dirigent vers les bateaux en rigolant."

Je recommande chaudement ces Courants Noirs, à tous les esprits curieux et aux amoureux de la poésie, mais aussi aux amateurs d'Histoire et de petites histoires, aux coeurs brisés et aux esprits aventuriers : l'oeuvre de Kavvadias mérite d'être découverte et parcourue au rythme des vagues de l'âme, et il faut rendre hommage à Pierre Guéry pour ses traductions tout simplement sidérantes.

Un grand merci à Signes et Balises (l'éditeur) ainsi qu'à Babelio pour l'envoi de cette Oeuvre Poétique complète lors d'une Masse Critique !
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Cet impressionnant ouvrage est sous-titré « Oeuvre poétique complète », aussi vous savez d'emblée à quoi vous attendre. Tout d'abord cette précision d'importance : cette précieuse intégrale qui vient de paraître aux éditions Signes et Balises et traduite (ainsi que préfacée) par Pierre GUÉRY n'est pas une redite, mais bien la première édition mondiale proposant cette poésie complète. Même en Grèce, jamais un tel livre n'a à ce jour existé, vous comprendrez donc qu'il s'agit là d'un travail unique au monde.

Durant sa vie, Nikos KAVVADIAS (1910-1975) n'a publié que trois recueils de poésie, et le dernier, « Traverso », est sorti en 1975 après la mort de l'auteur. Ces trois recueils paraissent ici dans leur intégralité, mais ce n'est pas tout puisque pas moins de 45 poèmes « épars et inédits » figurent en fin de volume. L'éditrice a choisi le bilinguisme, chaque poème étant présenté à gauche dans sa langue originale, le grec, et traduit sur la page de droite.

Après une lumineuse préface de Pierre GUÉRY retraçant le parcours de Nikos KAVVADIAS dans une biographie brève mais pourtant concise, ainsi que les difficultés à traduire pareille oeuvre poétique, le recueil débute tout naturellement sur « Marabout », le premier paru en 1933, qui est entre autres une suite de tranches de vie. Dans une poésie simple en quatrains rimés (que le traducteur ne suivra pas entièrement, il s'en explique avec justesse dans sa préface), l'auteur, qui vécut en majeure partie sur des bateaux (où il était télégraphiste), ravive sa mémoire, récente comme plus ancienne. Ainsi il dresse les portraits de prostituées rencontrées dans des ports, parle indirectement de son rapport à l'alcool, la drogue (la cocaïne surtout), rend hommage à des poètes souvent contemporains de lui. Scènes brèves du quotidien évoquant la mort, la fatigue, les souvenirs, dans une langue tantôt populaire ou argotique, tantôt recherchée, l'auteur ne se donnant aucune limite de style, en totale liberté.

KAVVADIAS a parcouru le monde entier, visité les cinq continents, y a erré dans les ports, les bistrots, les claques et lieux de débauche. « Brume », recueil paru en 1947, quatorze ans après le premier est, sans jeu de mots aléatoire, plus brumeux. Dédié à la nièce de KAVVADIAS, il est empli de pessimisme, de mythologie, offrant des portraits réels ou sortis de l'imagination de l'auteur. Jack LONDON, Panaït ISTRATI ou encore Nikos KAZANTZAKI ne les auraient sans doute pas reniés. Et puis le brouillard, le froid, le crachin, les abus. Dans une poésie se faisant plus opaque mais restant diablement sensitive, KAVVADIAS crée, invente, loin de l'orthodoxie poétique, même s'il tient à garder majoritairement la forme de quatrains. Il évoque la figure tutélaire de Federico GARCIÁ LORCA, ainsi nous percevons où ses idées politiques, même si très peu abordées dans ce recueil, se situent.

« Balance un os au chien noir qui aboie

et envoie notre « figure » en offrande aux pirates

Dis-moi, où se trouvait la terre en pleine mer ?

Avec l'arbre géant et l'oiseau qui croasse ?



Enfants, nous poursuivions l'Étoile du berger,

Petit oiseau des rivages, la vaste mer n'est pas pour toi !

Pour toi pas davantage, gamin que l'on a mis en terre à Conakry

- dans ta poche, quelques mots de ta mère pour recommandation ».

« Traverso » est le troisième et dernier recueil du poète, il est dédié à son petit-neveu de 8 ans (voir « Trois contes pour Filippos »). Textes écrits entre 1951 et 1975 ils ne paraissent qu'après la mort de KAVVADIAS, 28 ans après « Brume ». Là encore désillusion, noirceur, mythologie, le lectorat n'a pas toujours les clés pour déchiffrer le message, mais les mots seuls comptent, les images sont bouleversantes, et comme l'écrit si bien le traducteur « Après tout point n'est besoin, en poésie, d'interpréter clairement pour recevoir ce qui est là », soit un cadeau inestimable. Ici hommage est rendu à CHE GUEVARA, à quelques autres encore. le dernier poème du recueil fut écrit peu de temps avant le décès du poète.

Les 45 « poèmes épars et inédits » sont une mine d'or, car écrits durant toute une vie, de 1922 (KAVVADIAS a alors 12 ans et fait paraître un journal scolaire) à 1971, dans l'ordre chronologique. Variés comme toute l'oeuvre poétique du grec, si les premiers sont encore des balbutiements (avec pourtant certains foudroyances), ils se précisent peu à peu. On peut reconnaître les périodes d'écriture, tantôt les poèmes sont proches de l'atmosphère de « Marabout », tantôt des deux recueils suivants. Ils sont peut-être les plus intéressants de l'oeuvre (même si « Marabout » m'a beaucoup impressionné par son style épuré et impressionniste qui peut paradoxalement se lire comme de la prose).

« Aujourd'hui comme toujours était un triste jour.

Le soir tombe et sur l'horloge les heures courent à l'envers.

Et nous, que tout le temps qui passe éloigne de la jeunesse,

On égrène le chapelet des innombrables erreurs.



On attend une dame qui a promis de venir, un soir,

Nous offrir une joie, ne serait-ce qu'éphémère.

On l'attend… mais elle ne viendra pas car on n'est plus un enfant

Et qu'une nuit profonde a tout recouvert. »

Certains poèmes sont écrits sous pseudonyme : à la fin des années 20 et au tout début des années 30 KAVVADIAS signe Petros Valchallas, certains de ces poèmes sont alors publiés. Puis en 1943, l'unique poème de l'énigmatique A. Tapinos (tapinos signifiant « le modeste », « le discret ») derrière lequel se cache KAVVADIAS qui craint la censure et les ennuis, lui sympathisant communiste et Résistant antifasciste. Il fut reproché à l'auteur de ne pas être assez engagé. Il me semble que tout est à relativiser, d'une part grâce à la teneur de certains des poèmes présentés ici, qui sont tout ce qu'il y a de politique, d'autre part un homme qui a vécu quasiment toute sa vie sur mer, c'est-à-dire dans un environnement clos et la promiscuité, n'est pas aussi réactif qu'un autre à tout ce qui se déroule sur terre.

KAVVADIAS s'essaie parfois à l'auto-analyse, même s'il n'est pas démontré que c'est bien lui qui se cache sous des traits qui peuvent être cruels (ou lucides ?) :

« Moi, je suis un homme amer, sans morale, mon âme est noire,

je l'ai gaspillée dans l'ivresse des mers.

Auprès de toi j'ai retrouvé mon petit coeur d'enfant,

qu'étrangement j'entends agonir lentement. »

KAVVADIAS commença à naviguer à 19 ans, devint télégraphiste en 1939 à 29 ans, il le restera toute sa vie. Il est surtout connu en France pour son unique roman, « le quart », qu'il a en partie rédigé en mer sur du papier toilette, roman publié en 1954. Ici, le travail d'envergure pour réunir tous les poèmes paie, ce livre est magistral, envoûtant, impose un rythme et une atmosphère uniques pour une poésie maritime, le résultat est époustouflant, tant par son contenu (en fin de volume sont présentés « les lieux de Nikos Kavvadias », soit tous les endroits géographiques évoqués dans cet imposant recueil) que par son visuel. La couverture à rabats est d'une splendeur absolue. Quant au reste, c'est de la grande poésie, immense même, qu'il faut lire tranquillement afin de bien sentir les embruns.

Ces « Courants noirs » sont sans conteste l'un des sommets littéraires de l'année qui s'écoule, les éditions Signes et Balises en sont les principales coupables, cette intégrale est un joyau, un diamant étincelant, complétant ainsi les deux précédents ouvrages de Nikos KAVVADIAS parus dans cette maison singulière, « Journal d'un timonier et autres récits » en 2018 et « Nous avons la mer, le vin et les couleurs » en 2020, pour un triptyque éblouissant. Merci à Anne-laure BRISAC, éditrice, pour sa confiance, j'espère en être digne.

KAVVADIAS se présentait non pas comme un poète marin mais bien comme un marin écrivant de la poésie, d'ailleurs « Mon pire voyage, c'est sur l'asphalte que je l'ai fait ».

https://deslivresrances.blogspot.com/

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Courants noirs retrace l'oeuvre poétique complète de Nikos Kavvadias, constituée par trois recueils : Marabout, Brume et Traverso.
Des poèmes divers, inédits, en font partie également.
L'ouvrage est incroyablement travaillé et peaufiné par le traducteur Pierre Guéry, dont chaque poème grec est traduit en français sur la page à côté.

Il est à la fois marin, télégraphiste, poète et écrivain .

Cet homme qui couche ses maux sur le papier, le fait comme on jette une bouteille à la mer, avec force et détresse, attendant un signe, tout en sachant pertinemment que personne ne viendra le repêcher. Ses écrits transpirent la mélancolie, les ténèbres, le désespoir, tout en y distillant malgré tout des pointes de beauté, de lumière, de chaleur.

Si son oeuvre parle autant de navigation, c'est que ses pieds ont foulé le sol des navires bien plus que le sol terrestre. La mer est pour lui sa maison principale, les cargos sont ses nombreuses demeures, son refuge, son échappatoire, et nombreux sont les mots qu'il a pensés et écrits en mer.

Les rencontres du poète-marin y sont variées et fascinantes, et toutes retranscrites en poèmes.
L'impression grisante d'accoster sur les différents ports en même temps que lui, et de découvrir les richesses ou la culture d'un pays. Certains thèmes cependant reviennent régulièrement : la navigation, les prostitués, les amours perdus, l'exil, l'alcool, la drogue, les légendes…

Entre prose et poésie, ce qu'il conte est imprégnée d'histoires exotiques, d'aventures, de départs enivrants, et de retours impatients.
Une langue parfois lyrique, parfois rustre, teintée d'un entre-deux mélancolique où perdition et espoir se côtoient.

*

[…] Je contemplais longtemps ses yeux brumeux,
il me semblait que tout au fond je pouvais voir
des mers d'orage, des grappes d'îles dans l'océan
et des petits bateaux blancs, toutes voiles dehors. […]
[Marabout, Gabrielle Didot]

*

[…] Il est minuit et tu navigues tous feux éteints !
Tu crains que les lumières ne révèlent ta présence,
mais tu es bel et bien seul à rôder sur le pont, pensif,
avec entre tes mains la lampe d'Aladin.
[Brume, Lampe d'Aladin]

*

« Aujourd'hui comme toujours était un triste jour.
Le soir tombe et sur l'horloge les heures courent à l'envers.
Et nous, que tout le temps qui passe éloigne de la jeunesse,
On égrène le chapelet des innombrables erreurs.

On attend une dame qui a promis de venir, un soir,
Nous offrir une joie, ne serait-ce qu'éphémère.
On l'attend… mais elle ne viendra pas car on n'est plus un enfant
Et qu'une nuit profonde a tout recouvert. »
[ Poèmes épars et inédits, Pour une dame]

*

[…] Moi, je suis un homme amer, sans morale, mon âme est noire,
je l'ai gaspillée dans l'ivresse des mers.
Auprès de toi j'ai retrouvé mon petit coeur d'enfant,
qu'étrangement j'entends agonir lentement. […]
[ Poèmes épars et inédits, À Fevronia]
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Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
- Lame de fond -

Soleil ardent, côtes plates et palmiers,
un oiseau tournevire dans les haubans ;
gestes confus de bras tannés et gravés,
rongés par les maux des Tropiques.

Pavillon de quarantaine et signal d'avarie.
On mouille les ancres à pic vers le fond,
on met les feux de nuit. Le Pisanello
est estompé par le gros temps.

La grande lame...La grande lame va nous frapper.
Coque pourrie, ciment rouillé.
Depuis l'aurore, à tribord de l'étrave,
notre repère est un requin qui dort.

Sur la vigie le perroquet donne les ordres
comme jadis sur ma couchette à Colombo.
Depuis longtemps j'attends que tu délaisses le loch,
depuis longtemps j'attends la terre et ses folies.

Des indigènes allument des feux sur le sable,
des rives nous parviennent leur boucan.
Régnant sur la mer et ses morts,
je veux te voir surgir sur l'échelle de coupée.

Algues mêlées à tes cheveux, dans ta bouche des algues.
Tu reposes pour toujours, recluse,
figées dans les grands fonds, à coups d'épée laminée,
parée d'anneaux des Incas.
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Parallélismes

J'ai vu trois choses qui se ressemblent en ce monde.
Les écoles rutilantes, mais sinistres, des pays occidentaux,
l'obscurité et la crasse des avant-postes sur les cargos,
et les hôtels de passe avec leurs filles perdues.

Ces trois choses évidemment différentes
ont une étrange parenté :
à toutes manquent
le mouvement, le confort et la gaieté.
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Marabout
Les prières des marins
  
  
  
  
Juste avant le coucher, les marins japonais
vont se trouver un coin tranquille à la proue
et en silence prient très longtemps à genoux
devant un gros Bouddha doré à la tête penchée.

Vêtus de longues tuniques qui leur tombent jusqu’aux pieds,
mâchant des boules de riz, les petits Chinois jaunes
font leurs prières d’une voix haut perchée,
tournés vers un autel en bronze d’où monte une fumée.

Les coolies au corps lourd et grotesque
se tiennent à genoux, les yeux rivés au sol,
et les Arabes, en rythme, se balancent lentement
et maudissent la mort en grommelant.

Les gars d’Europe se tiennent bras écartés,
récitent des flots d’oraisons extatiques
et marmonnent des chants, des hymnes catholiques
qu’ils ont appris tout petits quand ils allaient à l’église.

Les Grecs, eux, prennent un air douloureux,
se signent par habitude avant de s’affaler,
et commencent à voix basse un “Notre Père…”
et font un signe de croix sur leurs coussins crasseux.


/traduction du grec de Pierre Guéry
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Toute ma vie je resterai l'amoureux, idéal et abject,
des voyages lointains et des étendues bleues,
et je mourrai un soir pareil à d'autres soirs
sans avoir dépassé l'horizon vaporeux.

- Extrait 'Mal du départ" dans Marabout -
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Un Couteau

J'ai toujours avec moi, bien accroché à la ceinture,
un petit couteau africain à lame dure
-- tout comme ceux que manient les Arabes --
acheté jadis à Alger chez un vieux boutiquier.

Je me souviens de ce vieux-là comme si c'était hier, on l'aurait cru
échappé d'une huile ancienne de Goya, trônant dans son gourbi
au beau milieu de sabres et d'uniformes déchirés,
me débitant d'une voix rauque ces paroles menaçantes :

"Ce couteau-là que tu vois et que tu veux acheter
est une vraie légende faite de drôles d'histoires,
et tout le monde sait que quiconque l'a porté
a suriné un jour quelqu'un de proche ou d'aimé.

C'est avec lui que Don Bastillo assassina Doña Giulia,
sa belle épouse qui l'avait trompé.
C'est avec lui qu'un soir, dans l'ombre, le comte Antonio
frappa son frère d'un coup fatal dans le dos.

Un Arabe trop jaloux pourfendit sa maîtresse,
puis un marin italien larda un Grec -- un malheureux officier
De main en main le couteau voyagea pour finir dans la mienne.
Et crois-moi, j'en ai vu dans ma vie, mais cet objet m'effraie.

Penche-toi et regarde, il a une ancre et un blason gravés.
Aussi léger qu'une plume, vas-y, tiens-le !
Mais si tu veux un conseil, achète donc autre chose.
- Combien ? - Sept francs seulement. Tu le veux ? Prends-le !"

Depuis, j'ai ce petit poignard bien accroché à la ceinture,
dont par caprice et lubie je ne me sépare jamais.
Et comme il n'y a personne au monde que je veuille tuer,
je redoute parfois de le pointer vers moi...
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Nikos Kavvadias : Le Quart
A la Cité Internationale Universitaire de Paris, Olivier BARROT présente le roman "Le Quart" du poète grecNikos KAVVADIAS, où il dépeint la noirceur de la vie de marins grecs embarqués sur un cargo en route vers la Chine.
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