On se fait parfois de fausses idées sur les classiques : J'ai toujours cru qu'il était trop question de nature pour moi dans ce roman. Alors qu'en fait, le propos est vraiment centré sur les personnages dont l'auteur brosse d'efficaces portraits, puis sur la relation homme animal, puis enfin sur la nature qui entoure et contient tout cela. Ce n'est l'histoire du roi de la savane qu'au travers de l'histoire
des hommes qui vont malheureusement (pour qui ?) croiser son chemin et avoir une action sur sa nature. C'est surtout l'histoire de Patricia, enfant blanche née en Afrique d'une pure citadine (la bien nommée Sybil) et d'un chasseur de bêtes sauvages, Bullit, reconverti en Directeur du parc royal. En tant que tel, il est désormais chargé de protéger les animaux
des hommes au sein de la réserve, mais aussi les hommes des animaux - et d'eux-mêmes, qui veulent parfois s'approcher d'une nature qu'ils ne maîtrisent pas.
Bullit a bâti sa réputation et son charisme sur sa connaissance et sa maîtrise des fauves. Et les chiens ne faisant pas des chats, ni les lions des gazelles, il a transmis cette dangereuse fascination à sa fille depuis toute petite. C'est donc naturellement qu'ils recueillent King
le lionceau lorsqu'il devient orphelin, l'élevant au biberon et aux jeux comme un membre de la famille - qu'il n'est pas, comme se tue à le rappeler la mère, qui devra imposer de le réhabiliter à la vie sauvage avant qu'il ne dévore sa fille en grandissant. Car Sybil, plus que Bullit qui pense avoir la maîtrise, et contrairement à Patricia qui, comme une enfant, croit tout savoir mieux que les adultes, est consciente du danger de jouer avec une nature plus forte que soi, elle qui l'a expérimenté au côté de son mari chasseur.
Cependant, comme le révèlera Patricia au narrateur (parce qu'elle voit en lui un spectateur assez conscient du danger pour l'admirer) elle continue de fréquenter King. On pourrait croire qu'elle aime le fait de « posséder » un lion comme d'autres enfants des jouets, ou comme elle croit « posséder » un domestique (« il est à moi » dira-t-elle). Mais très vite elle avoue que posséder des peluches vivantes ne lui suffit pas : sa gazelle et son singe apprivoisés ne l'intéressent pas, qui se laissent aimer par tout le monde. Ce qu'aime Patricia, c'est non seulement dominer et contrôler ces animaux dangereux, mais encore gagner ce mérite pour susciter l'admiration… de son père qui, en tant que chasseur, encense le pouvoir de sa fille, l'encourageant par-là à continuer malgré les reproches et inquiétudes de la mère.
Mais Patricia est une enfant. Et cette soif de pouvoir qu'elle a, frêle créature, sur des carnivores immenses, c'est certes un moyen d'attirer l'attention de son père, et de s'assurer de sa presque dévotion, d'exercer un pouvoir sur cet homme (« elle agrippait de la même façon la crinière de King ») ; Mais c'est aussi une provocation, un test de limites, un jeu auquel elle aime jouer parce qu'elle y excelle, et qu'elle pense avoir compris comment tout cela fonctionne. Comme son père qui, à un degré moindre, provoquait habilement les animaux féroces avec sa jeep en pleine brousse et « sortait rafraîchi de ces dangers que son audace avait voulus et son adresse dominés ».
Un jeu permanent de pouvoir, comme en usent et en abusent tous les enfants de manière plus conventionnelle en des lieux plus conventionnels. Sauf que sans limites, le jeu va de plus en plus loin. le narrateur s'en aperçoit lorsqu'elle lui présente King sur son territoire - moment magnifique du livre - et qu'elle feint de le faire dévorer juste pour lui montrer qu'elle seule est parfaitement maîtresse de sa puissance.
Ou encore lorsqu'il demande si King a une famille à lui désormais, et que Patricia se renferme… Est-ce que leur relation enfant-animal empêche
le lion de posséder sa propre famille ? Est-ce que Patricia lui interdit d'une manière ou d'une autre ? Ou plus probablement en a-t-il une, mais qui attiserait une sorte d'étrange jalousie de la part de cette fille unique, qui semble avoir l'impression de posséder l'univers à ses pieds et d'en contrôler (presque) tous les pions…? Comme une sorte de défi suprême : soumettre à sa volonté le plus impressionnant.
En cela, elle ressemble à ces moranes, jeunes chasseurs de la tribu Masaï que tout le monde craint et qui, en d'autres temps, devaient chasser un lion pour prouver leur valeur et leur courage. Elle est d'ailleurs fascinée par l'un d'entre eux, et ce n'est pas un hasard si elle le fascinera à son tour. Mais elle ne s'intéresse qu'au plus puissant… Ainsi, tout au fil du roman, la tension monte. On craint comme la mère que tout cela ne finisse mal. « C'est tout ensemble. C'est la tension, la passion de l'enfant. C'est le climat, la nature, l'entourage. Cela ne peut pas durer. Cela doit mal finir. »
Alors, on pense avec le narrateur : « Il faut que j'assiste au dénouement (…) Pourquoi un dénouement ? Et lequel ? M'attendais-je à voir Kihoro tirer sur Oriounga ? Ou le morane percer de son javelot le vieux pisteur borgne ? Ou un rhinocéros éventrer Bullit ? Ou King, oubliant tout à coup les règles du jeu, déchirer Patricia ? Ou Sybil devenir folle ? Toutes ces pensées étaient odieuses et absurdes à la fois. J'étais en train de perdre tout sens commun. (…) Mais je sentis que je resterais dans le Parc royal jusqu'au dénouement car - et c'était une inexplicable certitude - il y aurait un dénouement »…
… Et l'on quitte à regret ce roman puissant et sublime, où règne en maître mot l'équilibre : parfois évident, parfois difficile. Entre une famille où l'une se sacrifie par amour (« il n'y a rien à faire quand les gens s'aiment trop pour pouvoir vivre l'un sans l'autre, mais qu'ils ne sont pas faits de manière à pouvoir vivre la même vie, et que ce n'est la faute de personne ») ; équilibre entre les peuples, la faune, la flore. A l'image de ce combat-jeu entre le père et
le lion : chacun debout, torse gonflé, pattes avant contre bras en un semblant de rapport de force respectueux. Bien sûr, King peut tout faire s'effondrer. Mais il ne le veut pas. Il veut pouvoir continuer à jouer avec cet homme comme nous voulons continuer à profiter de la nature qui nous entoure.
A nous de ne pas trop jouer avec, en pensant tout contrôler.
Un roman rondement mené, au rythme des tambours de la brousse, dans un décor de jungle et de savane, sanguine tapisserie où les ombres chinoises sauvages se meuvent sur le soleil couchant. Une parfaite leçon d'équilibre et d'humanité… Donnée par un lion. Dommage que l'homme et son besoin de tout soumettre vienne, une fois encore, tout gâcher.