Un sujet atypique : pas d'intrigue policière… pratiquement pas d'intrigue du tout, d'ailleurs : ni familiale, ni conjugale, ni amoureuse… pas de rencontres torrides ni tordues… pas d'autofiction complaisante… et même pas de massacre à la tronçonneuse !
Que reste-t-il ?
- de jeunes auteurs de théâtre qui revendiquent la création d'une pièce « portant sur les sentiments intimes des vieux », dont la critique déclare, en conséquence, qu'elle est la pièce la plus ennuyeuse de l'année.
- Sur la scène, deux rangées de lits, une cellule où est enfermé un fou invisible : nous sommes dans un asile de vieillards, quelque part en Thaïlande. Dans chacun des lits, une mémé en fin de vie. Mémé Taptim s'inquiète jour et nuit pour son fils cadet, celui qui est simple d'esprit – qui peut bien s'occuper de lui et lui donner à manger ?! Mémé Eup tente de la consoler ; Mémé Djane, elle, affirme d'une voix tremblante que son argent a disparu, et tout le dortoir le cherche.
- Un cinéaste de 63 ans qui assiste à cette représentation théâtrale, et ne cesse de se demander : « Si c'était mon film, comment est-ce que je m'y prendrais ? » Et le voilà parti à critiquer, échafauder, bâtir son propre récit, à coups de gros plans à travers la moustiquaire, de panoramiques extérieurs et de plans médians rapprochés.
Tic-tac, tic-tac, dit l'horloge ancienne accrochée au pilier central de la salle. « Vienne la nuit, sonne l'heure » dit le poème d'
Apollinaire. Il n'y a rien ! crie le fou dans sa cellule. Euh… euh ! dit Mémé You, qui ne peut plus parler, mais veut faire une offrande au bonze qui viendra.
Mille événements minuscule vont se produire. Les vieilles sont recluses (certaines gisent, inconscientes) mais le monde extérieur, ses exigences et ses consolations viennent jusqu'à elles : la marchande ambulante passe, elles lui achètent du riz, de l'encens, des fleurs à déposer dans le bol à offrandes du bonze afin de gagner des mérites. Les soignants nourrissent et lavent les pensionnaires sans oublier de les écouter. le fils prodigue réapparaît, plein de prédictions étranges qui effraient le petit vendeur de sodas. L'échelle sociale se renverse quand on reçoit l'aumône d'une ancienne domestique.
Entre une mise en abyme et une métaphore, sans avoir l'air d'y toucher,
Chart Korbjitti convoque les questions majeurs de la société contemporaine, pas uniquement asiatique : liens parents-enfants, fin de vie, espoir qu'il en existe une autre, consumérisme, égoïsme ou empathie. En faux-jeton génial, le narrateur se dédouble, se dérobe : après s'être glissé dans la peau de chacune des vieilles femmes, il considère Mémé Sone, assise, et joue les naïfs : « Comment pourrais-je savoir à quoi elle pense ? » Tic-tac, tic-tac.
Chart Korbjitti a reçu deux fois le S.E.A. Write Award, l'équivalent d'un prix Goncourt en Asie du Sud-Est : pour
La Chute de Fak et « Sonne l'heure ».