Il faut décidément saluer la B.D. franco-belge qui offre, à l'image de Notre mère la guerre, des oeuvres de très grandes qualités esthétiques et intellectuelles. La bande-dessinée a de multiples qualités.
Une fois n'est pas coutume, je commencerais par évoquer les qualités littéraires. La bande dessinée est très bien écrite et offre, à plusieurs reprises, de très belles lignes qui interroge notre humanité face à la guerre. Ces mots, ces beaux mots, sont aussi accompagnés par des citations de poètes, français et allemands (Péguy, notamment), qui ajoutent à la profondeur du récit. Celui-ci est très bien construit : alors que la guerre de tranchées s'installe, des femmes sont retrouvées mortes, assassinées, au plus près du front. Tandis qu'on cautionne et qu'on magnifie la mort de masse, devenue mort patriotique, on s'inquiète de la mort individuelle qui n'a pas de raison idéologique ou politique, mais seulement pour cause la folie d'un ou de plusieurs hommes. Mêlant ainsi le genre historique et le genre policier, Kris et
Maël donnent, comme le dit si bien
Nicolas Offenstadt dans la préface de l'édition intégrale, de la densité à une époque qu'on a tendance à résumer aux statistiques effrayantes et aux photographies de dévastation. La BD donne à vivre cette guerre, terriblement humaine et non inhumaine car elle plonge au plus près du vice humain, de cette passion de l'horreur et de cet amour des tueries qui animent nos semblables depuis, semble-t-il, la nuit des temps. Il ne s'agit donc pas que d'une simple enquête mais bien plutôt d'une recréation artistique d'un processus historiquement fondamental,
la Grande Guerre, qui a fait basculer notre monde du 19ème au 20ème siècle.
Kris soigne ses personnages. A chacun, et encore plus au lieutenant
Vialatte, il donne une profondeur psychologique en leur donnant une histoire propre, des convictions, un passé et des amours, plus ou moins déçues, plus ou moins lointaines.
Vialatte, particulièrement, est un officier de la gendarmerie, un "cogne" comme on dit alors, catholique et républicain comme Péguy. Peyrac, caporal de cette escouade de jeunes délinquants à qui on a proposé de se racheter en échange de mois passés dans la boue et les excréments à côtoyer la mort, est l'archétype du socialiste qui a renoncé à son pacifisme quand Jaurès est mort, et qui se bat désormais et tue ses anciens frères allemands.
Je soulignerai enfin l'effort, absolument non négligeable et jamais forcé, de Kris de retranscrire le langage de l'époque. L'argot surgit à chaque case, de façon naturelle, nous rapprochant un peu plus de ces hommes du passé. L'Allemand, en face, parle bien allemand et n'est pas francophone. Les propos ne sont pas traduits, et ainsi le lecteur est confronté à sa propre situation face à la langue de l'ennemi : comprend qui peut, s'offusque qui veut.
Assez parlé de Kris.
Maël, avec son dessin et son formidable travail sur les couleurs, est largement à la hauteur de l'effort de son coauteur. Il rend avec fidélité l'esprit de la guerre : c'est le village imaginaire de Méricourt, au coeur de la Champagne ; c'est l'arrière, gai bien que soucieux, qui vit comme autrefois (ainsi à Paris) ; ce sont les ruines du Nord, près d'Arras, où stationnent les Anglais et les Canadiens, bientôt rejoints par les Indiens, où l'on enterre à la chaîne les victimes, volontaires ou non (le débat est encore discuté entre les historiens), de cette danse macabre. Dans la préface, on apprend que
Maël s'est inspiré de photographies de l'époque. Clairement, la dimension esthétique est une force majeure de la BD et permet pleinement l'investissement du lecteur dans la situation proposée. le trait de crayon parle de lui-même : il faut jeter un oeil pour se rendre compte de cet univers si fidèlement rendu.