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EAN : 9782021429329
224 pages
Seuil (03/09/2020)
3.47/5   30 notes
Résumé :
Quel est le lien entre le bleu de Prusse et la capsule de cyanure d’Hitler ? Comment une seule et même invention a-t-elle pu à la fois entraîner la mort de millions de gens et permettre de nourrir l’ensemble de la population mondiale ? Comment les travaux du plus grand mathématicien de notre temps sont-ils restés cachés pendant vingt ans dans un village perdu des Pyrénées ? Et si c’était grâce à la tuberculose qu’a été développée la théorie de la mécanique quantique... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (10) Voir plus Ajouter une critique
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« When We Cease to Understand the World » (Quand on cesse de comprendre le Monde” de l'auteur chilien Benjamin Labatut (2020, New York Review of Books, 194 p.) a été récompensé par un « 2021 International Booker Prize » ce qui n'est pas rien. Traduit en français par Robert Amutio, le traducteur de Roberto Bolaño, sous le titre de « Lumières Aveugles » (2020, Seuil, 228 p.).
L'auteur est né à Rotterdam, aux Pays-Bas et a passé son enfance à La Haye, puis Buenos Aires et Lima, avant de s'installer à Santiago de Chile à l'âge de 14 ans. Un premier livre en 2009 « La Antártica empieza aquí » (L'Antarctique commence ici) qui remporte un prix « Premio Caza de Letras 2009 » à Mexico. Suivi de « Un Verdor Terrible » (une terrible verdeur) en 2020, la version espagnole du présent ouvrage. Mais c'est traduit et édité par la NYRB, donc je fais confiance et ai trouvé le livre chez un libraire indépendant de Toronto.
Le livre comporte en fait 4 parties et un épilogue qui mêle « le Bleu de Prusse », « La Singularité de Schwarzchild », « le coeur du coeur » et la nouvelle qui donne le titre au recueil, suivi de « le Jardinier de Nuit ». Ce dernier épisode est écrit par un narrateur à la première personne. C'est peut-être l'auteur, qui rencontre un mathématicien à la retraite et discute de certaines des personnes et des faits des chapitres précédents.
Quels rapports donc entre le Zyklon B, un astrophysicien qui a formulé mathématiquement la relativité d'Einstein, Alexander Grothendieck, autre mathématicien qui voulait assassiner Hitler, Shinichi Mochizuki et autres spécialistes de la physique quantique, comme Heisenberg et Schrödinger. Que l'on se rassure de suite, il ne s'agit pas d'une monographie de physique quantique, il n'y a pas non plus d'équations bizarres. C'est un peu comme le chat de Schrödinger, la physique est là tout comme elle n'y est pas. A ne pas confondre avec le chat d'Alice qui est un chat du Cheshire, donc anglais, et est représenté avec un grand sourire. Ce dernier peut apparaître et disparaître selon sa volonté, en totalité ou seulement par parties, ne laissant apparaitre que son sourire. Alice admet avoir « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat ». Il est vrai que c'était en 1865. Ne pas confondre non plus avec le chien de James Joyce, qui lui aussi est mort et vivant. Cela se passe dans « Ulysse » au chapitre 3. C'était en 1922. Dans le chapitre 2, qui le précède, Stephen fait un long cours sur l'histoire et la vie du Christ avec Jésus marchant sur les eaux. Episode qui n'est limité ni dans le temps ni dans l'espace. Pour Stephen « l'Histoire est un cauchemar dont j'essaye de me réveiller ». Il cite ensuite la mort de César, et la probabilité qu'il aurait eu d'être ou ne pas être poignardé. Dieu devient « un cri sans la rue ». Puis Stephen quitte l'école pour la plage de Sandymount dans le chapitre 3. Et là il voit « La charogne boursouflée d‘un chien semblant s'abandonner sur le goémon » mais dix lignes plus loin il voit aussi « Un point, chien bien en vie, bientôt en vue, coupant la courbe de la plage ». C'est relativement plus fort (et plus précoce) que le chat de Schrödinger.
Une autre leçon de ce débat quantique est de transcender l'espace, puisque observable des deux côtés de l'Atlantique chez Joyce et chez Schrödinger, à des époques elles aussi différentes. Elle dépasse aussi le problème de l'animal, et des forces en présence, puisque Joyce imaginant une marche sur l'eau, en fait un cas d'école entre les différentes forces de l'Univers, faibles dans le cas de la gravité, fortes dans le cas du spirituel. Voilà les quatre forces réduites à deux.
Retour au « Bleu de Prusse » ou « Blausäure », soit bleu acide, dans l'idiome original. Ce n'est pas le cyanure de potassium, KCN de son nom familier chimique bien connu des gendres indélicats, et qui est incolore en non bleu le cyanure, non le gendre). Ce serait plutôt un cyanure ferrique (Fe7(CN)18(H2O)x avec x variant de 12 à 18 selon la forme hydratée ou non. On le prépare à partir du sulfate ferrique et de ferrocyanure de potassium. On rajoutera du sucre selon le gôut, ou de la mort aux rats si l'on n'est plus trop sûr de la formule. Par contre, la cyanose est une coloration bleutée que prennent la peau et les muqueuses lorsque le sang contient trop d'hémoglobine désoxygénée.
Ne pas confondre, non plus, avec le Roi de Prusse, qui faisait travailler ses gens, mais ne les payait pas. Par contre la couleur bleue est celle de la royauté. C'est celle de la sérénité, caractère propre du monarque avant qu'on ne lui coupe la tête.
Donc, le bleu de Prusse, très volatile et qui bout à 36 degrés, un peu moins que l'angle du triangle équilatéral. Suit une longue énumération de tous ceux qui se sont suicidés au cyanure à la fin de la dernière guerre, y compris ceux qui se dopaient à la pervitine, un dérivé des métamphétamines aux propriétés psychostimulantes. Pilule miracle (wunderpill) qui permet aux soldats de marcher soixante kilomètres par jour et de rester éveillés pendant quarante heures successives, et qui est surnommée «Panzerschokolade»..
Par la suite, on passe aussi au chlore, comme à Ypres pendant la Première Guerre, ou à l'arsenic du papier peint de Longwood House, qui aurait été fatal à Napoléon. Un tas d'empoisonneurs et d'empoisonnés.
On passe ensuite à la singularité de Schwarzchchilqu'est-ce que cette singularité ? Ce dernier, Karl de son prénom est mobilisé comme soldat allemand sur le front russe de la Première Guerre mondiale. Il est vrai qu'après la bataille de Lemberg, le front avance brutalement de quelque 600 kilomètres, et que l'effondrement de l'armée tsariste facilite les choses. Il a donc le temps de lire et de commenter les équations d'Einstein de la théorie de la relativité générale. C'est un trou noir, pour une masse immobile strictement positive, sphérique, qui ne tourne pas et sans charge électrique. « un soleil noir se levant à l'horizon, capable d'engloutir le monde entier ».Que pouvait-il bien faire d'un trou noir sur le front Est, alors que l'armée russe se délitait. « Nous avons atteint le point culminant de la civilisation. Tout ce qui nous reste est de se décomposer et de tomber ». On le serait à moins. Mais il est vrai qu'il souffrait d'une maladie cutanée fulgurante.
Pour ce qui concerne Alexandre Grothedieck (1928-2014), c'est essentiellement le refondateur de la géométrie algébrique. Il est à ce titre, considéré comme l'un des plus grands mathématiciens du XXème siècle. On pourra lire de lui « Récoltes et Semailles I, II » sous-titré « Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien ». C'est une série de textes de Grothendieck écrits entre juin 1983 et avril 1986 , qui vient d'être publié en deux volumes (2022, Gallimard, 1212 p.). le coffret de plus de mille pages s'ouvre sur une critique acerbe de l'éthique des mathématiciens, et se poursuit par la narration d'une expérience spirituelle après une initiation à l'écologie radicale. Partie intéressante, le journal intime décrit une psychologie de la découverte et de la création. On y trouve aussi une « K-théorie, relation à la théorie des intersections », une « Topologie modérée » accompagnée de « Yoga de géométrie algébrique » ainsi qu'une « Cohomologie étale et l-adique ». Ces différents « yogas » que ce soit celui des poids ou celui des motifs, sont en fait à prendre en termes de philosophie, tout comme le yoga n'est pas seulement une suite de postures. Quant à la création. « La création n'est pas dans le « balayage », mais dans l'acte de voir ce que personne n'a su voir ; de voir par ses propres yeux, sans « suivre » personne. Et cela fait partie de la probité dans l'exercice du métier de mathématicien, que de faire la distinction entre l'un et l'autre - entre l'acte de création, et le tournage d'une manivelle qui tourne rond ».
Puis on passe à Schinichi Mochizuki autre mathématicien, né en 1959. Il est l'auteur de la conjecture « a + b = c ». C'est une forme de relation entre des triplets de nombres entiers, ou de leur puissance, qui recouvre des équations plus simples, telles que le principe de Fermat (a2 + b2 = c2) qui se traduit par la projection d'une sphère sur un plan, qui est toujours un cercle. On a donc affaire à une relation complexe entre nombres et géométrie. Cela parait facile à concevoir, plus difficile à démontrer, mais il a fallu attendre l'année 1993 pour démontrer ce que Fermat (1607-1665) avait prédit. La démonstration de la conjoncture « abc » par Mochizuki consiste en une série de quatre articles, en tout 600 pages. Elle est finalement acceptée pour publication dans « Publications of the Research Institute for Mathematical Sciences » (Castelvecchi, D., (2015). The impenetrable proof. Nature, 526(7572), 178-181. https://doi.org/10.1038/526178a ). le problème, c'est que presque personne ne peut déterminer s'il a raison ou non. Très brièvement, cela concerne les « nombres premiers jumeaux » qui sont séparés par 2, comme 3 et 5 par exemple. le problème est que plus ces nombres deviennent grands, plus ils sont rares. Leur compréhension est fort utile pour inventer des clés de cryptage, dans lesquelles les calculs pour tester ces nombres prennent des temps prohibitifs, qui sont alors considérées comme inviolables. de fait, ces relations entre les propriétés additives et multiplicatives des nombres a nécessité de la part de Mochizuki l'invention d'un nouveau, type de géométrie un « Inter-Universal Teichmüller Theory » (IUTT) qui permette de considérer les nombres de façon différente. Une application intéressante, quoique purement topologique, est de relier le parcours d'un tremblement de terre simple dans cet espace de Teichmüller en faisant varier une seule coordonnée de cisaillement ou de longueur pour une triangulation idéale.
En plus de cette somme à propos de la théorie des nombres, Mochizuki écrit sur l'excentricité de ses collègues, leurs quêtes de beauté, de vérité et d'ordre qui ont souvent recoupé et changé les fondements mêmes de la vie.
Tous deu, avec Grothedieck, ont fini par renoncer aux mathématiques, le premier devenant « complètement détraqué » par « le coeur du coeur », une entité que Grothendieck avait découverte au centre même des mathématiques. Ce que pourrait être cette entité, on ne nous le dit pas ; mais, Benjamin Labatut, le narrateur considère que c'est une chose qui devrait rester enfermée, comme dans une boite de Pandore.
On croise aussi René Thom, qui a inventé les sept catastrophes, modes selon lesquels un système a priori ordonné passe soudain à l'état de chaos généralisé. J'avais été l'écoute à une conférence à Jussieu sur la tectonique de plaques en Sciences de la Terre. Mal guidé dans sa bibliographie, il avait été assez controversé par Claude Allègre, malgré l'intérêt de ses théories. Je l'ai retrouvé par hasard à le terrasse d'un café près de Montparnasse et l'on a discuté. En fait ce qu'il proposait c'est une topologie des catastrophes, et non une simple théorie de ce qui arrive ou des lois qui conduisent au chaos. Mais c'était un niveau d'abstraction trop différent de celui des assistants à sa conférence.
Une bonne moitié du livre est consacrée à la bataille féroce qui oppose Erwing Schrödinger à Werner Heisenberg. L'enjeu est de comprendre et d'expliquer les arcanes de la mécanique quantique. le premier a formulé une équation qui décrit « la quasi-totalité de la chimie et de la physique modernes ». le second suggère par son principe d'incertitude « la fin du déterminisme ». Une fois réduit la mécanique quantique à ces deux, il ne reste à leurs successeurs qu'à formuler la « théorie du tout » (Theory of Everything) qui en une ou deux équations aura réponse à tout. Yapuka, mais alors que se passera t'il lorsque « l'on aura cessé de comprendre le monde ».
Même la réponse du « jardinier de nuit » qui prétend que la nuit, les plantes dorment et sont moins stressées lorsque l'on s'occupe d'elles, ne procure une réponse suffisante.
Tout au long du texte, on ressent l'obsession scientifique des différents personnages. Obsession suivie d'un effondrement psychique, tout comme les trous noirs le sont dans la nature. Effondrement de civilisation aussi, avec en fond de décor les deux guerres mondiales (et les suivantes à venir).
Surprenant qu'il n'y ait pas de personnage féminin.
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À la lecture de ce livre, difficile de ne pas associer génie à folie, comme l'annonce le bandeau, d'ailleurs. Lumières aveugles est constitué de plusieurs récits, comme des nouvelles plus ou moins longues, traitant toutes d'un même thème : le génie scientifique qui confine à l'indicible, à l'incompréhensible, à l'isolement d'avec les autres humains tant les pensées de ces personnes sont différentes, pressantes, envahissantes. Des noms aussi connus que Schrödinger (l'homme au « chat quantique »), Heisenberg (et son principe d'incertitude), Einstein (et sa théorie de la relativité, bien sûr) apparaissent dans ces pages. On y découvre des hommes (toujours : les femmes les entourent, les aident, les effraient, mais de personnage central féminin, ici, point) tellement embarqués dans leur vision du monde, dans leur vision tout court, au sens presque divin du terme, qu'ils en oublient de vivre comme vous et moi. Ils sont pris dans des tourbillons de pensées, souvent au détriment de leur santé.

Benjamin Labatut s'y entend pour nous attirer dans ses rets. Il commence tout doucement, par des anecdotes intéressantes, voire fascinantes : la découverte du bleu de Prusse, par exemple. Et son lien avec le cyanure et, par conséquent, d'une manière détournée, le suicide d'Adolf Hitler. Avec une grande érudition et un style très abordable. Et puis, progressivement, il nous entraine dans ce qui l'intéresse vraiment, le dérèglement, les limites du génie, ses plongées dans ce que l'on ne peut considérer que comme de la folie, tant les comportements se gauchissent, se radicalisent (certains s'enferment et ne communiquent plus avec personne ; une autre abandonne tous ses biens et vit dans la pauvreté, changeant régulièrement de demeure pour vivre dans l'isolement et le dénuement le plus total).

Et ce glissement progressif se fait en douceur, mais sûrement. Benjamin Labatut mêle aux anecdotes véridiques ses propres images. Il reconnaît d'ailleurs s'être permis quelques libertés quand l'Histoire nous a laissé des trous. Il les a comblés, ces trous, avec un certain talent, pour aboutir à un tout lié, à des récits qui se rencontrent et tissent une trame solide. Ce qui fait de Lumières aveugles un livre fascinant, qui apprend pas mal de choses sur certaines figures essentielles de la science du XXe siècle et donne envie d'aller plus loin dans la découverte de ces hommes, de leur génie qui nous a été essentiel, de leur folie, qu'ils n'ont su ou voulu dominer.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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Entre fiction et essai, ni tout à fait roman, ni recueil de nouvelles, ce récit traduit de l'espagnol (Benjamin Labatut est chilien) a pour titre Un Verdor Terrible (épouvantable verdure) dans son édition originale. Les éditeurs anglo-saxon ont choisi d'intituler le tout avec le titre d'une partie ; When We Cease to Understand the World (Quand nous avons cessé de comprendre le monde). L'éditeur français donne à ce même ensemble le titre de Lumières aveugles. Il est souvent instructif de s'intéresser aux différents titres d'une oeuvre dans les langues dans lesquelles elle a été traduite.

Le titre espagnol semble insister sur sa dimension écologique : mais celle-ci n'apparaît clairement que dans le texte le récit post-scriptum (Le jardiner de nuit) qui fait écho au premier texte (Bleu de Prusse) consacré à Fritz Haber, incarnation historique de la science à la fois bienfaisante et malfaisante. En effet, Fritz Haber fut à la foi l'inventeur des engrais chimiques qui ont révolutionné l'agriculture (invention nourricière) et l'inventeur des gaz de combats de la Première Guerre et du zyklon B de la Shoah (inventions mortifères).

Le titre anglais met l'accent sur la dimension métaphysique du livre de Benjamin Labatut : Quand nous avons cessée de comprendre le monde est le récit en sept tableaux de la naissance de physique quantique. Chaque partie de ce troisième récit est centrée sur un des physiciens fondateurs de cette physique de laquelle le prix Nobel Richard Feynman avait déclaré « Personne ne comprend la physique quantique ». Benjamin Labatut semble prendre la boutade Feynman à la lettre mais il y ajoute quelque chose : la physique quantique fonctionne, nous lui devons nos moyens de communications, l'électronique des semi-conducteurs lui doit tout, elle a façonné notre monde. Or personne comprend pourquoi ses équations fonctionnent si bien : Einstein n'acceptait pas cette théorie qu'il trouvait incomplète. Pour l'auteur (ou son narrateur) cette incompréhension est coupable lorsqu'on s'ingénie à transformer le monde : nous sommes devenus prisonniers des équations que nous avons créées.

Ce dernier récit fait aussi échos aux deux précédents. D'abord à La Singularité de Schwarzchild qui raconte comment Karl Schwarzchild inventa les mathématiques qui décrivent la physique des trous noirs dans le cadre de la Théorie de la Relativité générale ; cet objet mathématique qui s'appelle Singularité décrit la possibilité d'un effondrement infini de la matière sur elle-même. Mais dans le même mouvement, ce récit de Benjamin Labatut, souligne une analogie entre cet effondrement mathématique avec un effondrement de l'esprit humain sur lui-même. La personne de Karl Schwartzchild incarne cet effondrement psychique. C'est certainement la partie la plus troublante et une des idées les plus stimulantes de l'ouvrage. On la retrouve dans Le coeur dans le coeur qui retrace la vie du mathématicien Alexandre Grothendieck. Mais à l'opposé de tous les autres personnages historiques évoqués ici, Grothendieck aurait pris conscience du danger. Ceci expliquerait sa spectaculaire désertion du monde académique pour entrer dans la marginalité définitive d'une réclusion solitaire. Il renia ses travaux, a fui ses collègues et ses proches ne tolérant aucune présence humaine jusqu'à son décès en 2014.

Enfin, il y a dans le titre de français (Lumières aveugles) comme un écho à la critique contemporaine de l'esprit des Lumières. La philosophie et la science des Lumières ne sont plus créditées d'avoir sorti l'humanité des Ténèbres. Comme l'astrophysicien Karl Schwarzchild avec celle du soleil, la lumière peut rendre aveugle.

A l'exception de sa dernière partie (Le jardinier de nuit), Lumières aveugles pourrait relever de la fiction historique. de l'aveu de l'auteur, la quantité de fiction augmente à mesure que le récit avance : il déclare dans les Remerciements, que seul le premier récit (sur Fritz Haber) peut prétendre à l'exactitude historique (à l'exception d'un paragraphe). Dans la manière de traiter la psychologie les différentes personnalités des savants qui nous sont racontés, on n'est frappé par un trait commun qui les réunis : le caractère obsessionnel de la motivation qui les a conduits à leurs découvertes. Ce caractère obsessionnel est sans aucun doute un trait historique de leur psychologie. On le retrouve dans les biographies de références de tous ces savants. Mais Benjamin Labatut en fait la pierre angulaire de son propos : cette puissance de l'obsession scientifique, il l'assimile à l'effondrement psychique dont la Singularité (les trous noirs) constitue l'analogue physique. Qui plus est, cet effondrement psychique trouve un autre analogue dans un effondrement civilisationnel, dont les deux premières guerres mondiales ne furent peut-être que le préambule. Ce qui donne à cette fable philosophique une portée d'une troublante actualité.
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Vous savez, cette image du savant fou dépassé par ses découvertes ou accablé par elles, véhiculée par le cinéma ou la littérature, et bien, c'est ce qui me vient à l'esprit après la lecture de Lumières aveugles.
Benjamin Labatut reprend le fil des recherches entreprises par les plus grands scientifiques de la première moitié du XXe siècle (Haber, Grothendieck, Schrödinger, de Broglie et Heisenberg, entre autres) touchant l'astronomie, la physique, la chimie et les mathématiques, et brasse le tout dans un immense chaudron bouillonnant d'idées abstraites et avouons-le, plutôt absconses.
Au début, le récit semble confus et le ton décousu, mais Labatut arrive à imbriquer l'un dans l'autre tous les tâtonnements, les équations, les matrices issus du cerveau de ces hommes de science, qui, à la suite d'épiphanies ou de fortes projections mentales, ont réussi à appréhender le monde invisible. La pensée poussée à son extrême limite atteint ici des sommets.
Un ouvrage inclassable qui me rappelle celui de Jérôme Ferrari, le Principe, dédié aux tourments du physicien allemand Werner Heisenberg.
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Un ouvrage passionnant pour qui aime les sciences et la recherche (dans le cas contraire, je crains que vous ne soyez rapidement perdus et lassés). Je n'avais pas connaissance des détails de la vie de ces scientifiques et des débats autour de leurs découvertes. Les conditions de leur vie, de leur travail les rendent parfois encore plus fortes.
Plusieurs grands domaines scientifiques sont abordés, chapitre après chapitre. J'ai eu un peu plus de mal avec le début de celui consacré aux mathématiques mais sa construction m'a finalement convaincue.

Concernant la folie associée souvent au génie, cet ouvrage me permet de l'appréhender différemment. En effet, je peux aisément comprendre que, lorsque l'on possède une compréhension du monde, des enjeux, de l'avenir même parfois, supérieure / différente, le sentiment d'impuissance qui doit en résulter peut pousser à la réclusion voire à la folie si on ne parvient pas à surmonter cet échec. Regarder l'humanité aller à grands pas vers sa destruction sans être en mesure de faire réagir ses contemporains est totalement frustrant. En travaillant à tout autre chose, Swarzschild comme Grothendieck ont pressenti la noirceur qui arriverait et cela les a poussés à se retirer du monde.
Côté négatif, deux petites remarques : je m'attendais à plus de scientifiques différents et j'ai été surprise que l'auteur insiste sur le côté fictionnel croissant dans son ouvrage, conséquence, en bonne scientifique (de formation uniquement), cela me conduit à remettre en question tout ce que j'ai lu jusque-là.
Merci à Babelio et aux Éditions Seuil pour m'avoir fait découvrir les "dessous" de la recherche scientifique du XXème siècle.
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Citations et extraits (2) Ajouter une citation
Comme l'espace est étrange, comme les lois de l'optique et de la perspective sont capricieuses, qui permettent au plus petit enfant de couvrir le Soleil avec son doigt.
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[Il] alertait sur le pouvoir destructeur des mathématiques : "Les atomes qui ont anéanti Hiroshima et Nagasaki n'ont pas été séparés par les doigts graisseux d'un général, mais par une équipe de physiciens armés d'une poignée d'équations"
P86
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Vidéo de Benjamin Labatut
"Quel genre de livre est Lumières aveugles ?"
Einstein, Heisenberg, Schrödinger, Grothendieck... Entre génie et folie, le roman vrai de la science au XXe siècle
Quel est le lien entre le bleu de Prusse et la capsule de cyanure d'Hitler ? Comment une seule et même invention a-t-elle pu à la fois entraîner la mort de millions de gens et permettre de nourrir l'ensemble de la population mondiale ? Comment les travaux du plus grand mathématicien de notre temps sont-ils restés cachés pendant vingt ans dans un village perdu des Pyrénées ? Et si c'était grâce à la tuberculose qu'a été développée la théorie de la mécanique quantique ?
Galerie d'anecdotes extraordinaires – parfois trop belles pour être vraies, souvent trop vraies pour être belles – et de portraits saisissants des plus grands esprits du siècle passé, Lumières aveugles avance sur la ligne trouble qui sépare le génie de la folie, nous entraînant avec verve, passion et suspense dans les coulisses de la science.
Révélation de la nouvelle scène littéraire sud-américaine, Benjamín Labatut, en digne héritier d'un Roberto Bolaño, mêle à l'enquête historique l'imagination narrative la plus débridée pour évoquer le feu qui consumait ces hommes à l'intelligence exceptionnelle – et qui menace, aujourd'hui encore, de consumer l'humanité tout entière et la planète sur laquelle elle a élu domicile.
Benjamín Labatut est né à Rotterdam en 1980. Il a grandi à La Haye et à Buenos Aires avant de s'installer à Santiago du Chili, où il vit toujours aujourd'hui. Ses deux premiers ouvrages (un recueil de nouvelles et un essai) ont reçu plusieurs prix au Chili et au Mexique. "Lumières aveugles" est son premier livre traduit en France.
© Suhrkamp Verlag 2019 pour les images de l'interview.
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