« When We Cease to Understand the World » (Quand on cesse de comprendre le Monde” de l'auteur chilien
Benjamin Labatut (2020, New York Review of Books, 194 p.) a été récompensé par un « 2021 International Booker Prize » ce qui n'est pas rien. Traduit en français par
Robert Amutio, le traducteur de Roberto Bolaño, sous le titre de «
Lumières Aveugles » (2020, Seuil, 228 p.).
L'auteur est né à Rotterdam, aux Pays-Bas et a passé son enfance à La Haye, puis Buenos Aires et Lima, avant de s'installer à Santiago de Chile à l'âge de 14 ans. Un premier livre en 2009 « La Antártica empieza aquí » (L'Antarctique commence ici) qui remporte un prix « Premio Caza de Letras 2009 » à Mexico. Suivi de « Un Verdor Terrible » (une terrible verdeur) en 2020, la version espagnole du présent ouvrage. Mais c'est traduit et édité par la NYRB, donc je fais confiance et ai trouvé le livre chez un libraire indépendant de Toronto.
Le livre comporte en fait 4 parties et un épilogue qui mêle « le Bleu de Prusse », « La Singularité de Schwarzchild », « le coeur du coeur » et la nouvelle qui donne le titre au recueil, suivi de « le Jardinier de Nuit ». Ce dernier épisode est écrit par un narrateur à la première personne. C'est peut-être l'auteur, qui rencontre un mathématicien à la retraite et discute de certaines des personnes et des faits des chapitres précédents.
Quels rapports donc entre le Zyklon B, un astrophysicien qui a formulé mathématiquement la relativité d'Einstein, Alexander Grothendieck, autre mathématicien qui voulait assassiner Hitler, Shinichi Mochizuki et autres spécialistes de la physique quantique, comme Heisenberg et
Schrödinger. Que l'on se rassure de suite, il ne s'agit pas d'une monographie de physique quantique, il n'y a pas non plus d'équations bizarres. C'est un peu comme le chat de
Schrödinger, la physique est là tout comme elle n'y est pas. A ne pas confondre avec le chat d'Alice qui est un chat du Cheshire, donc anglais, et est représenté avec un grand sourire. Ce dernier peut apparaître et disparaître selon sa volonté, en totalité ou seulement par parties, ne laissant apparaitre que son sourire. Alice admet avoir « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat ». Il est vrai que c'était en 1865. Ne pas confondre non plus avec le chien de
James Joyce, qui lui aussi est mort et vivant. Cela se passe dans «
Ulysse » au chapitre 3. C'était en 1922. Dans le chapitre 2, qui le précède, Stephen fait un long cours sur l'histoire et la vie du Christ avec Jésus marchant sur les eaux. Episode qui n'est limité ni dans le temps ni dans l'espace. Pour Stephen « l'Histoire est un cauchemar dont j'essaye de me réveiller ». Il cite ensuite la mort de César, et la probabilité qu'il aurait eu d'être ou ne pas être poignardé. Dieu devient « un cri sans la rue ». Puis Stephen quitte l'école pour la plage de Sandymount dans le chapitre 3. Et là il voit « La charogne boursouflée d‘un chien semblant s'abandonner sur le goémon » mais dix lignes plus loin il voit aussi « Un point, chien bien en vie, bientôt en vue, coupant la courbe de la plage ». C'est relativement plus fort (et plus précoce) que le chat de
Schrödinger.
Une autre leçon de ce débat quantique est de transcender l'espace, puisque observable des deux côtés de l'Atlantique chez Joyce et chez
Schrödinger, à des époques elles aussi différentes. Elle dépasse aussi le problème de l'animal, et des forces en présence, puisque Joyce imaginant une marche sur l'eau, en fait un cas d'école entre les différentes forces de l'Univers, faibles dans le cas de la gravité, fortes dans le cas du spirituel. Voilà les quatre forces réduites à deux.
Retour au « Bleu de Prusse » ou « Blausäure », soit bleu acide, dans l'idiome original. Ce n'est pas le cyanure de potassium, KCN de son nom familier chimique bien connu des gendres indélicats, et qui est incolore en non bleu le cyanure, non le gendre). Ce serait plutôt un cyanure ferrique (Fe7(CN)18(H2O)x avec x variant de 12 à 18 selon la forme hydratée ou non. On le prépare à partir du sulfate ferrique et de ferrocyanure de potassium. On rajoutera du sucre selon le gôut, ou de la mort aux rats si l'on n'est plus trop sûr de la formule. Par contre, la cyanose est une coloration bleutée que prennent la peau et les muqueuses lorsque le sang contient trop d'hémoglobine désoxygénée.
Ne pas confondre, non plus, avec le Roi de Prusse, qui faisait travailler ses gens, mais ne les payait pas. Par contre la couleur bleue est celle de la royauté. C'est celle de la sérénité, caractère propre du monarque avant qu'on ne lui coupe la tête.
Donc, le bleu de Prusse, très volatile et qui bout à 36 degrés, un peu moins que l'angle du triangle équilatéral. Suit une longue énumération de tous ceux qui se sont suicidés au cyanure à la fin de la dernière guerre, y compris ceux qui se dopaient à la pervitine, un dérivé des métamphétamines aux propriétés psychostimulantes. Pilule miracle (wunderpill) qui permet aux soldats de marcher soixante kilomètres par jour et de rester éveillés pendant quarante heures successives, et qui est surnommée «Panzerschokolade»..
Par la suite, on passe aussi au chlore, comme à Ypres pendant la Première Guerre, ou à l'arsenic du papier peint de Longwood House, qui aurait été fatal à Napoléon. Un tas d'empoisonneurs et d'empoisonnés.
On passe ensuite à la singularité de Schwarzchchilqu'est-ce que cette singularité ? Ce dernier, Karl de son prénom est mobilisé comme soldat allemand sur le front russe de la Première Guerre mondiale. Il est vrai qu'après la bataille de Lemberg, le front avance brutalement de quelque 600 kilomètres, et que l'effondrement de l'armée tsariste facilite les choses. Il a donc le temps de lire et de commenter les équations d'Einstein de la théorie de la relativité générale. C'est un trou noir, pour une masse immobile strictement positive, sphérique, qui ne tourne pas et sans charge électrique. « un soleil noir se levant à l'horizon, capable d'engloutir le monde entier ».Que pouvait-il bien faire d'un trou noir sur le front Est, alors que l'armée russe se délitait. « Nous avons atteint le point culminant de la civilisation. Tout ce qui nous reste est de se décomposer et de tomber ». On le serait à moins. Mais il est vrai qu'il souffrait d'une maladie cutanée fulgurante.
Pour ce qui concerne Alexandre Grothedieck (1928-2014), c'est essentiellement le refondateur de la géométrie algébrique. Il est à ce titre, considéré comme l'un des plus grands mathématiciens du XXème siècle. On pourra lire de lui « Récoltes et Semailles I, II » sous-titré « Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien ». C'est une série de textes de Grothendieck écrits entre juin 1983 et avril 1986 , qui vient d'être publié en deux volumes (2022, Gallimard, 1212 p.). le coffret de plus de mille pages s'ouvre sur une critique acerbe de l'éthique des mathématiciens, et se poursuit par la narration d'une expérience spirituelle après une initiation à l'écologie radicale. Partie intéressante, le journal intime décrit une psychologie de la découverte et de la création. On y trouve aussi une « K-théorie, relation à la théorie des intersections », une « Topologie modérée » accompagnée de « Yoga de géométrie algébrique » ainsi qu'une « Cohomologie étale et l-adique ». Ces différents « yogas » que ce soit celui des poids ou celui des motifs, sont en fait à prendre en termes de philosophie, tout comme le yoga n'est pas seulement une suite de postures. Quant à la création. « La création n'est pas dans le « balayage », mais dans l'acte de voir ce que personne n'a su voir ; de voir par ses propres yeux, sans « suivre » personne. Et cela fait partie de la probité dans l'exercice du métier de mathématicien, que de faire la distinction entre l'un et l'autre - entre l'acte de création, et le tournage d'une manivelle qui tourne rond ».
Puis on passe à Schinichi Mochizuki autre mathématicien, né en 1959. Il est l'auteur de la conjecture « a + b = c ». C'est une forme de relation entre des triplets de nombres entiers, ou de leur puissance, qui recouvre des équations plus simples, telles que le principe de Fermat (a2 + b2 = c2) qui se traduit par la projection d'une sphère sur un plan, qui est toujours un cercle. On a donc affaire à une relation complexe entre nombres et géométrie. Cela parait facile à concevoir, plus difficile à démontrer, mais il a fallu attendre l'année 1993 pour démontrer ce que Fermat (1607-1665) avait prédit. La démonstration de la conjoncture « abc » par Mochizuki consiste en une série de quatre articles, en tout 600 pages. Elle est finalement acceptée pour publication dans « Publications of the Research Institute for Mathematical Sciences » (Castelvecchi, D., (2015). The impenetrable proof. Nature, 526(7572), 178-181. https://doi.org/10.1038/526178a ). le problème, c'est que presque personne ne peut déterminer s'il a raison ou non. Très brièvement, cela concerne les « nombres premiers jumeaux » qui sont séparés par 2, comme 3 et 5 par exemple. le problème est que plus ces nombres deviennent grands, plus ils sont rares. Leur compréhension est fort utile pour inventer des clés de cryptage, dans lesquelles les calculs pour tester ces nombres prennent des temps prohibitifs, qui sont alors considérées comme inviolables. de fait, ces relations entre les propriétés additives et multiplicatives des nombres a nécessité de la part de Mochizuki l'invention d'un nouveau, type de géométrie un « Inter-Universal Teichmüller Theory » (IUTT) qui permette de considérer les nombres de façon différente. Une application intéressante, quoique purement topologique, est de relier le parcours d'un tremblement de terre simple dans cet espace de Teichmüller en faisant varier une seule coordonnée de cisaillement ou de longueur pour une triangulation idéale.
En plus de cette somme à propos de la théorie des nombres, Mochizuki écrit sur l'excentricité de ses collègues, leurs quêtes de beauté, de vérité et d'ordre qui ont souvent recoupé et changé les fondements mêmes de la vie.
Tous deu, avec Grothedieck, ont fini par renoncer aux mathématiques, le premier devenant « complètement détraqué » par « le coeur du coeur », une entité que Grothendieck avait découverte au centre même des mathématiques. Ce que pourrait être cette entité, on ne nous le dit pas ; mais,
Benjamin Labatut, le narrateur considère que c'est une chose qui devrait rester enfermée, comme dans une boite de Pandore.
On croise aussi
René Thom, qui a inventé les sept catastrophes, modes selon lesquels un système a priori ordonné passe soudain à l'état de chaos généralisé. J'avais été l'écoute à une conférence à Jussieu sur la tectonique de plaques en Sciences de la Terre. Mal guidé dans sa bibliographie, il avait été assez controversé par
Claude Allègre, malgré l'intérêt de ses théories. Je l'ai retrouvé par hasard à le terrasse d'un café près de Montparnasse et l'on a discuté. En fait ce qu'il proposait c'est une topologie des catastrophes, et non une simple théorie de ce qui arrive ou des lois qui conduisent au chaos. Mais c'était un niveau d'abstraction trop différent de celui des assistants à sa conférence.
Une bonne moitié du livre est consacrée à la bataille féroce qui oppose Erwing
Schrödinger à
Werner Heisenberg. L'enjeu est de comprendre et d'expliquer les arcanes de la mécanique quantique. le premier a formulé une équation qui décrit « la quasi-totalité de la chimie et de la physique modernes ». le second suggère par son principe d'incertitude « la fin du déterminisme ». Une fois réduit la mécanique quantique à ces deux, il ne reste à leurs successeurs qu'à formuler la « théorie du tout » (Theory of Everything) qui en une ou deux équations aura réponse à tout. Yapuka, mais alors que se passera t'il lorsque « l'on aura cessé de comprendre le monde ».
Même la réponse du « jardinier de nuit » qui prétend que la nuit, les plantes dorment et sont moins stressées lorsque l'on s'occupe d'elles, ne procure une réponse suffisante.
Tout au long du texte, on ressent l'obsession scientifique des différents personnages. Obsession suivie d'un effondrement psychique, tout comme les trous noirs le sont dans la nature. Effondrement de civilisation aussi, avec en fond de décor les deux guerres mondiales (et les suivantes à venir).
Surprenant qu'il n'y ait pas de personnage féminin.