Comme le malheureux
Chatterton, qui se suicide à la fin de la pièce d'Alfred de
Vigny, les artistes figurés dans les peintures et les sculptures françaises du XIXe siècle se portent mal. Rejetés par la société, moqués par leur maîtresse, ils sont persécutés, emprisonnés, fous à lier et bientôt mourants, terrassés par la bile noire qui les rongeait. Les peintures dites « troubadour », qui mettent en scène
Léonard de Vinci ou Poussin sur leur lit de mort, peuvent sembler comiques aujourd'hui. le suicide du peintre Gros, peint par Bordier du Bignon « s'élançant dans l'éternité » du haut d'un rocher devant l'océan (il se noya en réalité dans la Seine, à Meudon), paraît bien emphatique. Reste que toutes ces images, qui étaient lues avec sérieux au moment de leur création, nous en apprennent beaucoup sur un XIXe siècle ambigu, fasciné par la mort, mais jouant avec habileté du spleen moderne. La vision de l'artiste en génie tourmenté est propre à l'époque romantique. Mais le Romantisme n'est pas le propos de ce livre, qui étend son analyse jusqu'aux années 1850, au moment où
Victor Hugo se fait photographier en génie méditatif dans son exil de Jersey. Tout en présentant un corpus impressionnant d'oeuvres figurant tous les avatars du créateur en génie, l'auteur s'intéresse surtout à la réception de ces portraits d'un genre très particulier. Comment le public les comprenait-il ? Pourquoi eurent-ils tant de succès pendant un demi-siècle ? C'est évidemment poser de manière sous-jacente la question de leur fonction. T. Laugée montre bien le passage d'une veine sentimentale à une veine plus tragique dans les années 1830. La mort du génie devient celle d'un héros contemporain qui incarne des vertus politiques et morales. Ces portraits d'artistes empruntent parfois à l'iconographie religieuse : dans un monde bouleversé par la Révolution, de nouveaux cultes émergent, dont celui du génie artistique. C'est sans doute la raison de l'existence de ce curieux Magasin de l'enfance gravé vers 1850, qui s'apparente à un recueil d'images de piété. Génies déjà parfaitement constitués, Phidias ou Raphaël enfants y sont des sortes de Jésus, que le public peut vénérer comme des messies des temps modernes. Mais le génie a aussi partie liée avec la science au XIXe siècle. le suicide était considéré comme une maladie contagieuse ; la mélancolie comme une aliénation mentale. Ainsi les « monomanes » de Géricault seraient en réalité des « lypémaniaques », avec lesquels le peintre tenterait d'expliquer et de justifier l'isolement de l'artiste. Constitutive du génie, l'aliénation devint un sujet neuf, incarné par les écrivains et les peintres. En représentant en 1839
Le Tasse hâve et débraillé dans la prison des fous, Delacroix conçut aussi un portrait « scientifique », attentif aux découvertes médicales de son temps. Après une telle lecture, les envolées lyriques des génies en mal de reconnaissance semblent bien inquiétantes ! Mais grâce à ce livre, elles prennent surtout un relief inattendu dans un XIXe siècle revisité.
Par
Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 523, mai 2016