En ouvrant la page consacrée à ce livre sur Babelio et en glissant vers le bas de cette page, on tombe sur un premier exemple significatif de ce dont traite l'essai d'Annie Lebrun. Son livre est recensé parmi "d'autres livres classés : ALIENATION" (suit une liste générée par algorithmes de quelques ouvrages ayant reçu cette étiquette). Qu'est-ce que cela signifie ? Que c'est la loi du nombre (le numérique, donc) qui me parle et me dit ce que je fais, ce que je peux faire, lire, voir et finalement penser, tant cette loi s'incruste désormais profondément dans la substance mentale et physique de chacun, pour s'emparer du sens et l'abolir. La démonstration-dénonciation d'Annie Lebrun s'attache ici en particulier à l'image, à la violence sans précédent commise à l'encontre de l'image qui, dès lors qu'elle est capturée par le numérique, prolifère en "dictature de la visibilité". Les mots eux-mêmes sont mis au service de la visibilité, comme le montre l'étiquette "aliénation" sous laquelle viennent se ranger toute une série d'ouvrages, sans que ceux-ci n'aient été lus, évidemment, par un humain doté d'un cerveau qui aurait décidé de les ranger sous cette rubrique. Non, le mot est réquisitionné sans avoir été pensé par quiconque, suivant un calcul automatisé d'occurrences, càd en fonction de la loi du nombre. La visibilité, c'est l'image écrasée et soumise à la loi du nombre. C'est-à-dire du Capital. Entre l'image, le nombre et le capital, on voit se dessiner au fil du texte des
articulations qui dressent le tableau d'un système étouffant, décervelant et mortifère, et qui n'est pas sans évoquer le "Traité de le servitude volontaire" de la Boétie, comme le rappelle A. Lebrun. Et l'on comprend qu'exister, désormais, ce n'est plus faire sens, mais avoir enregistré un nombre X de "like" (ou autres), ce qui veut dire que c'est le degré de visibilité qui décide de la valeur et de l'être et de l'événement. Humanité libre et pensante : c'est par ici la sortie. PS : l'analyse du phénomène "selfie" est particulièrement décapante.
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L’ancienne surréaliste, pourfendeuse des misères de la vie courante, poursuit sa critique du « trop de réalité » avec « Ceci tuera cela. Image, regard, capital », un essai écrit avec l’essayiste Juri Armanda.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Agrippés à leur smartphone comme appareil révélateur de leur visibilité, (ils) ne montrent qu'un conglomérat de regards parallèles que rien ne relie entre eux, sinon une similarité de comportement qui, en se multipliant, enferment de plus en plus chacun en lui-même à l'intérieur du monde sans échappée de la technologie. Ce qui pourrait bien être une illustration de l'impossibilité sociale grandissante de trouver un point de vue commun à partir duquel il pourrait être encore question de vérité.
Le désarroi de presque tous à essayer de comprendre la situation a exigé, en effet, que soit doublée ou triplée la dose de sédatif néolibéral, qui nous était administrée depuis longtemps, pour nous habituer à penser que les changements se produisent uniquement dans et par le marché.
Tel dieu, le capital n'a pas d'image mais il les possède toutes. Ce qui lui permet de jouer indéfiniment de leur visibilité pour en affirmer la puissance d'aveuglement.
Pour un communisme des ténèbres - Rencontre avec Annie Le Brun
Envers et contre elle, Annie Le Brun traverse l'époque. Elle occupe ce point où sensible et politique, littérature et subversion, restent indissociables. L'expérience du surréalisme dont elle témoigne est tout le contraire d'un mythe, le contraire d’un passé. On y entend le vif des rencontres et de le plein des singularités, la puissance du collectif quand il chemine vers l’inconnu. Autant dire que sa manière de soutenir les désirs, de chasser toute tendance à la résignation ou de faire entendre la joie d’être ensemble, nous a beaucoup parlé à lundisoir.
On y a parlé d’esthétique critique, de communisme des ténèbres et de ces lignes de crête sur lesquelles il faut se tenir pour rester inaccaparé. Ou encore, pour reprendre un passage des Vases communicants qu’elle nous avait apporté, de ces « réserves monstrueuses de beauté » dans lesquelles puiser pour « se garder de reculer et de subir » .
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