Le livre monumental de Praz a pour seul tort d'être monumental, et donc parfois un peu élimé dans l'appréciation qu'il fait de certains auteurs (
Villiers de l'Isle-Adam,
Schwob,
Machen, etc.), en ne souhaitant voir dans leur oeuvre que l'illustration des thèmes auxquels il s'attarde ; que les bribes de sensibilités d'époque ; que le reflet spéculaire d'images, pratiquement intactes de Byron à Huysmans ; qui rapproche, à coudées franches, les
oeuvres individuelles du grand noeud central de son ouvrage : la thèse de Praz veut qu'un certain sadisme souterrain ait nourri, en France, en Angleterre et en Italie (une Italie qui se nomme ici
Gabriele d'Annunzio) une bonne partie du second romantisme ainsi que l'entièreté du mouvement décadentiste.
Comme tout panorama, on pourrait finir par oublier que beaucoup de ces
oeuvres ne cadrent pas toujours dans nos classifications – il faut toutefois être juste : Praz lit de très près les textes des auteurs cités, et identifie des constantes sensibles ; – il ne dresse pas de tableaux, ne classe pas, ne catégorise pas, mais il rapproche, et compare, s'affairant à laisser de côté la qualité, pour parfois s'attarder à des auteurs qu'il déclare préalablement mineurs (Péladan, Lorrain), pour ensuite leur accorder toute l'attention d'un philologue minutieux. Là est en grande partie la particularité de Praz, et ce qui fait toute la saveur d'un tel travail : outre les nombreuses connaissances à glaner çà et là, on découvre une autre façon de penser l'histoire de la littérature : une histoire qui n'est pas tant faite de grandes individualités et de démiurges à l'oeuvre dans une matière informe, mais la simple histoire de modes, et d'une sensibilité qui s'épanouit justement au contact des individus – mais qui ne saurait en être le suc particulier.
J'ai parfois eu maille à partir avec le ton dédaigneux sur lequel il professore mentionnait
Sade en tant qu'écrivain, mais je crois qu'un esthète raffiné comme lui n'est peut-être pas le mieux placé du monde pour en retirer la substantifique moelle… C'était par contre assez rafraichissant de lire, avec anachronisme, autre chose que les chapelais post-surréalistes entourant le Divin Marquis. Je renverrai le lecteur curieux, aux travaux de
Michaël Trahan sur la postérité de
Sade en France, ou, plus simplement, à la préface de Bataille à la seconde Justine, où on lit ceci : « Ceux qui voient en
Sade un scélérat répondent mieux à ses intentions que ses modernes admirateurs. » Il est d'ailleurs intéressant de noter que
Jules Janin, son roman charogne et ses remontrances à l'égard de
Sade (qui sont en quelque sorte à l'origine de la rétorque de Bataille), fait l'objet d'un sous-chapitre du livre de Praz (l'Âne mort de Janin, p.124-130).
À lire pour ceux qui croient que les sujets scabreux méritent aussi leurs exégètes.