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EAN : 9782296082496
294 pages
Editions L'Harmattan (23/04/2010)
5/5   1 notes
Résumé :
Pourquoi Gwen avait-il entrepris ce voyage à La Nouvelle-Orléans avec sa compagne ? Était-ce le besoin de conjurer le passage du siècle (on était à la veille de l’an 2000), de confronter ses choix d’artiste en proie au désenchantement en se laissant prendre au filet d’un ailleurs radical ? A qui confesser qu’il cherchait surtout à s’acquitter d’une étrange dette et, peut-être, à se sauver lui-même en suivant les pas d’un autre, peintre 1900, dont la trace semblait ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Un traducteur français de Faulkner, dans une scène qui se passe à La Nouvelle-Orléans, traduit littéralement une phrase qui nous vaut cette perle : « un Noir venait de débarquer d'Alger »... En fait, il s'agit du quartier d'Algiers, de l'autre côté du Mississippi, pour lequel et à partir duquel on prend le bac, à l'instar de ce Noir. Bien sûr, si ce quartier néo-orléanais s'appelle Algiers, c'est parce que les esclaves, jadis, y débarquaient, venant d'Afrique du Nord où les barbaresques organisaient ou facilitaient leur traite. Cette petite méprise (les realia sont une des bêtes noires de la traduction), ce télescopage pourrait servir d'introduction au personnage principal du roman d'Annick le Scoëzec Masson, Esplanade Avenue, le protagoniste qui porte le nom de Marvillèse, dans un mélange d'espagnol et de français (où l'on retrouve maravilla, la merveille). Et le lecteur se rappellera que La Nouvelle-Orléans fut également une possession espagnole, comme en témoignent notamment ses grilles de fer forgé, ses balcons et galeries de bois, ses carreaux de faïence, ainsi que son hôtel de ville qui porte encore le nom de Cabildo (« conseil communal »).

Eugène Marvillèse condense toutes ces appartenances, y compris l'Afrique du Nord où il naquit à l'époque de la « présence française ». Et nous apprenons qu'il était peintre, tout comme son contemporain Degas, qui séjourna lui aussi à La Nouvelle-Orléans : on y visite aujourd'hui une maison qui appartenait à sa famille et qui se trouve, précisément, sur Esplanade Avenue, la perle du « Quartier français ». Degas, c'est l'âge d'or de la peinture moderne en France : l'impressionnisme et les nombreux courants qui rivalisent et se relancent à la charnière des XIXe et XXe siècles.

Que faisait Marvillèse dans cette ville à la fois mythique et sulfureuse, aristocratique et crépusculaire, peu après l'époque où y vécut un écrivain aux multiples appartenances, lui aussi, le Gréco-Irlandais (et bientôt Japonais) Lafcadio Hearn ? C'est la question que se posent deux autres personnages du roman d'Annick le Scoëzec Masson, Gwen et sa compagne Miette. Et ceux-là sont nos contemporains, au tournant des XXe et XXIe siècles, à la veille de l'an 2000. le nom même de Gwen (tout comme le patronyme de l'auteur) ouvre encore sur d'autres horizons : la Bretagne. Car Esplanade Avenue n'est pas seulement un roman de la grande ville (le Paris du Vieux Monde fin-de-siècle et la métropole du Sud des États-Unis en déshérence), mais un livre ancré dans la campagne de France, dans sa rudesse comme dans ses légendes, dans son âpreté comme dans la douceur de sa patine et des fruits d'arrière-saison. L'auteur excelle dans ces évocations du terroir, aussi bien de la forêt du roi Arthur que des bayous et des paluds de Louisiane. le livre se construit ainsi dans l'alternance, dans un chassé-croisé d'une fin de siècle à l'autre. Avec toujours, comme point de fuite, l'énigme de Marvillèse et de son grand amour, Aube, qui le conduisit finalement à s'embarquer pour les Amériques. Avec, toujours, cette composante trouble - et périlleuse, comme la navigation sur le Mississippi - du servage et de la ségrégation [...].
Certes, cela ne doit pas nous faire oublier les noms du tracé (au cordeau) du French Quarter (la rue Royale, la rue de Chartres - avec son hôtel Richelieu - et la rue de Toulouse, la rue Bourbon et la rue Dauphine), avec les fleurs de lys et les boutiques à l'ancienne, avec les réverbères et les restaurants d'autrefois où les clients, de nos jours encore, veillent à soigner leur mise, avec le jazz qui déferle sur les trottoirs et devant Preservation Hall (le temple de Satchmo), les bars et cabarets où le nom d'une boisson, à lui seul, résume le topo : Hurricane, l'ouragan, mais cette altérité, à laquelle renvoie par excellence la guerre de sécession, la violence larvée, en sourdine, ou aveuglante est toujours là, jusque dans l'air que l'on respire sur Jackson Square, devant la cathédrale Saint-Louis et la petite allée contiguë, ombragée, où habita le jeune Faulkner : Les Palmiers sauvages... En deux minutes de marche, vous passez de Magazine Avenue (qui pourrait se trouver sur les hauteurs de Beverly Hills), avec ses résidences cossues, ses colonnades et frontons immaculés, ses jardins luxuriants, à une artère au nom indien, imprononçable, qui se termine en taudis, en terrains vagues, en voitures borgnes, en misère et trafics de junkies : « Trois hommes ivres ou drogués nous croisent en titubant avec des éclats de rire. On dirait les zombis loqueteux du cimetière Saint-Louis. [...] Au carrefour, la vieille Chevrolet s'est arrêtée. Elle a marqué le stop, me dit Gwen, mais moi je vois bien qu'il n'y a rien et qu'elle reste quand même sans bouger. Je vois bien, moi, qu'ils nous attendent. [...] Et s'ils sortent sans crier gare, s'ils nous prennent en tenaille, ces malabars, et qu'ils nous font la peau ? S'ils nous dévalisent en s'en vont peinards avec nos papiers, qui nous retrouvera ? Derrière, les animaux du terrain vague ont disparu... » Cet extrait du chapitre X, au milieu du roman, nous montre comment tout, là-bas, peut basculer dans son contraire, en un clin d'oeil. Comme dans une page de Sanctuaire ou de Lumière d'août [...].

C'est dire l'épaisseur géographique et historique de ce roman très dense. Et c'est toute l'ambiguïté de l'Esplanade Avenue : d'un côté, l'esplanade est un lieu dégagé d'où l'on découvre un ensemble (et l'avenue s'ouvre, large, devant nous) ; de l'autre, les pièces de cet ensemble sont entourées de futaies, de murs ou de clôtures ; secrètes, fermées au regard ; l'histoire, en partant, a fermé à double tour et jeté la clef.

À l'image de Gwen et de Miette, nous pénétrons graduellement - au gré de promenades, de conversations, de correspondances échangées - dans un monde qui ressemble au nôtre, parfois, ou qui lui est profondément étranger. L'éloignement dans l'espace se double de ruptures temporelles, et l'art de la romancière est de tendre d'invisibles fils pour relever des pans de vie : de destinées [...].

Face à Marvillèse le métèque, le sans-grade, Aube de Kervadeuc et son frère incarnent la vieille aristocratie (terrienne) finissante, tout comme Félicienne la Normande, ou Soisig la Bretonne - au domaine du Harvouët, dans la forêt de Brocéliande - incarnent toutes les servantes, gouvernantes et bonnes de jadis, et comme la jeune Parisienne originaire du Nord, Fleur Versache, vendeuse dans un grand magasin, illustre la nouvelle dynamique sociale qui porte ou secoue la France 1900, la prétendue « Belle époque »...
le chapitre IX où Fleur Versache vient en aide à Marvillèse au bord du suicide est sans conteste un des plus attachants et des plus aboutis – tant par sa mise en scène que par son style - du roman d'Annick le Scoëzec Masson. Sa restitution du Paris des dernières calèches et des omnibus tirés par les chevaux, à l'heure de l'Exposition universelle du tournant de siècle - avec les trottoirs roulants de la « Fée Électricité » - est aussi prenante que ses évocations du clair-obscur dans la forêt bretonne, ou des méandres ténébreux, tissés de cris et de frôlements, dans la selve louisianaise.
Il y a donc deux histoires dans ce livre : celle qui s'écrit sous nos yeux, en devenir même ; et l'histoire au passé, qui s'achève avec les bruits de bottes que le protagoniste de Thomas Mann, Hans Castorp, entend confusément lorsqu'il redescend de la Montagne magique pour se jeter dans la mêlée de 1914.

En alternance, sur un mode moins tragique, le lecteur découvrira, chemin faisant, La Nouvelle-Orléans à l'aube du second millénaire, dans la rue du marché français, par exemple, avec ses huîtres (plates et douces) et son poisson-chat - que l'on vous sert, de succulente façon, à l'hôtel Monteleone, une des adresses préférées de Tennessee Williams ou de Truman Capote -, et les spécialités créoles, aussi corsées que colorées, du restaurant Tujague.

Car l'art de vivre et la cuisine occupent aussi leur place, toute leur place, dans ce roman des deux mondes et des trois temps. L'auteur nous en donne à coeur-joie, de la gastronomie sans complexe, des mets les plus simples aux préparations les plus délicates, aux recettes rares, aux ingrédients barbares... C'était encore plus vrai quand Paris était « la capitale du XIXe siècle » (Baudelaire) et la « capitale des peuples » (Victor Hugo). Notre cicerone n'est autre que le baron de Kervadeuc, décadent à souhait, haut en couleur comme un personnage de Barbey, qui connaît comme sa poche les dernières brasseries en vogue, comme les dernières guinguettes où l'on peut encore souper entre milords et gourgandines. Mais il sait (ou plutôt, il sent) combien ces jours-là sont comptés. À l'égal de Marvillèse - le roturier, le rapin sans le sou, l'obscur -, Kervadeuc, le dernier des barons, sait bien que l'Europe « aux anciens parapets » jette ses derniers feux, ses dernières forces, brûle ses derniers vaisseaux avant le cataclysme qui se trame dans l'ombre. Dans Esplanade Avenue, le destin de l'Europe comme du sud des États-Unis, d'un millénaire à l'autre, d'un château l'autre, est suspendu à un fil.

Que découvrent donc Miette et Gwen tout au bout de leur quête ? Ils cherchent un tableau, le grand oeuvre de Marvillèse, un portrait... Certes, ils sont tout occupés par le contenu de vieilles lettres, par des allusions voilées, des lambeaux de confessions. Mais ils vont, comme il se doit, trouver autre chose, cela même qu'aura induit le chemin parcouru ensemble : le croisement et l'assomption de leurs propres destins, la rencontre des origines, comme une tête s'abandonne sur une épaule au gré d'un banc sur la rive, et qu'une mèche nous frôle la joue dans une brise de juin qui danse en janvier. Et le Sud, à l'instant, loin des guerres, du vacarme et des chemins fangeux, en est transfiguré
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Citations et extraits (5) Ajouter une citation
La République triomphante, c’était selon l’allégorie d’un affichiste en vue chez ces Messieurs de la Chambre, une femme blonde vêtue de gaze, portant dans ses bras écartés des palmes et des couronnes de laurier en or. Elle était dressée sur un socle au pied duquel se trouvaient des représentants féminins de l’Empire, venus des lointaines colonies de la Cochinchine et du Tonkin, l’une assise, l’autre penchée, munie d’un éventail au bout d’un manche qu’elle tenait à l’épaule. En contre-plongée de cette apothéose, la Seine et ses ponts, puis au loin la tour Eiffel et, esquissés, les fameux pavillons qui s’échelonnaient jusqu’aux confins. Ce qui se détachait de cette perspective, c’était la Porte monumentale de l’Exposition, à la structure élancée et surchargée de fresques et de sculptures comme si on avait voulu prendre pour référence un palais des Mille et Une Nuits. Pour ces travaux d’Egypte, on avait d’ailleurs fait venir plus de quatre mille ouvriers, dont certains Russes originaires d’Irkoutsk, près du lac Baïkal, mais aussi autant de manœuvres de cet Extrême-Orient reculé qui faisait rêver les opiomanes. C’étaient des Laotiens et des Annamites que les Parisiens voyaient déambuler les jours d’intempérie comme autant de “chinois” dans les rues de la capitale, donnant ainsi un avant-goût exotique du spectacle promis. On avait dit beaucoup de bien de la Porte de la Manufacture de Sèvres, un monument de céramique émaillée, mais aussi du Pavillon du Creusot et, au-delà de l’avenue de Suffren, on racontait que se bâtissaient les non moins curieux Pavillons de la Chasse, de la Pêche et des Forêts, offrant ainsi au regard l’étalage le plus divers de ces techniques millénaires, ce qui n’aurait pas déplu au regretté Ferdinand, amateur de nature, de botanique et de cette science nouvelle de la vie qu’on appelle, je crois, l’écologie. Mais le plus extraordinaire, - on était dans une telle surenchère que rien, d’ailleurs, ne pouvait plus étonner -, c’était une grande roue qu'on allait placer à l’angle de la Motte-Picquet. Enfin, comment les masses ne seraient-elles pas éblouies à la vue de l’allure que prendraient le Palais de la Fée Electricité et sa colossale fontaine lumineuse, qui répandrait des flots multicolores sur les faces médusées, d’une manière plus époustouflante que ses devancières, ignorantes de cet artifice révolutionnaire ou, encore, comme dans une machine à remonter le temps, le “Vieux Paris” qui se proposait de reconstituer sur les bords de la Seine, les quartiers populaires de la capitale au Moyen Age, avec leurs échoppes, leurs tavernes, le dédale de leurs coupe-gorges ? Est-ce que 1900, se dit la Duchesse, ne s’ouvrira pas, au bout du compte, comme un rideau de théâtre sur un décor tragique ? Est-ce que ce ne sera pas une nouvelle galerie des glaces déformantes, un énième cabinet des curiosités ? Voyagera-t-on vraiment dans une illusion féérique tel Gulliver dans un univers rapetissé, où tout serait à portée de la main, ou n’assistera-t-on pas, plutôt, à un dangereux simulacre de puissance ?
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«D’abord, elle avait tourné autour de la table avec de petits cris. Ses bras avaient esquissé les mouvements d’une danse gênée et un peu ivre. Elle s’était mordu la joue : « Quelle folie ! Vous allez encore me faire rire ! Vous vous êtes surpassé, ce soir ! Mais, aujourd’hui, pourquoi ? Vous savez en outre que, dernièrement, je mange si peu ! » « Et comment le saurais-je, il y a une éternité ! » Puis elle s’était enfin assise, avait commencé à picorer. « Ne faites pas de manières ! Il y a si longtemps !» La lumière des chandelles ravivait son teint. Des ombres bougeaient autour d’elle et sa robe, encore légère et comme libérée de tout ce qui pouvait sangler, lacer et comprimer, interdire au toucher les formes souples du corps, laissait bailler une manche le long de son bras. « J’ai tant de choses à vous dire ! avait-il murmuré. Ce soir, c’est moi qui dois vous parler ! Vraiment, une éternité ! » « Trois semaines à peine, mon ami, peut-être un mois ! » « La dernière fois que votre femme de chambre est passée me faire savoir, comme à l’habitude... » Lui annoncer que Madame serait au Bois à moins que, avait-elle ajouté, ce ne fût le jour où elle s’était rendue à Versailles. Oui, il savait qu’elle aimait son parc. Comment l’aurait-il ignoré ? Elle aimait son parc, avait-elle tenu à lui rappeler. Trianon, de plus en plus enchanteur, vous ne trouvez pas, et la saison, ces splendides soirs d’automne, la joie dont ils vous emplissaient le cœur sans jamais y instiller leur arrière-goût de mort ou, du moins, si cela venait à se produire, c’était plutôt comme une impérieuse envie que la mort vînt, foudroyante, d’une jouissance inconnue, phénoménale… Oui, peut-être Versailles, la dernière fois. Le marquis y avait une vieille amie. S’éloigner de temps à autre de l’infernal tourbillon. Mais n’était-ce pas plutôt à l’Opéra ? On jouait l’Orfeo de Monteverdi, n’est-ce pas ? L’avait-il rejointe dans sa loge ? Il faisait chaud encore, se souvenait-il. C’était à la fin de l’été, un bouillon ! Il n’avait pu rester jusqu’au bout, à moins qu’elle n’eût finalement, comme cela lui arrivait souvent, changé d’avis. Non, plutôt lui, avait-elle corrigé, qui avait décliné. Voilà pourquoi ils ne parvenaient plus à se souvenir du dernier rendez-vous. Ne disait-il pas souffrir tout récemment de petites indigestions ? Elle s’inquiétait de son état. »
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Cette fois, c’était elle qui était mordue, faisaient les observateurs, et cela excitait plus encore leur curiosité car, à l’allant de sa personne, à cet éclat qui s’en dégageait toujours, ces amours avaient ajouté un je ne sais quoi de mélancolique auquel la maturité apportait ses atouts. Personne, alors, ne regretterait les soirées où elle harponnait ses galants de la manière qui avait fait écrire dans ses Mémoires à l’un de ses admirateurs : «Ses amants, Mme de C. les choisit le plus souvent parmi les bohèmes de la Butte Montmartre, les assidus du Chat Noir ou de L’Âne-Rouge, les farceurs du cirque Medrano, les débauchés du Bal des Quat’z’Arts, les adorateurs de la Goulue, ceux que l’on voit jaillir dernièrement comme des coquelicots dans un salon à la mode de la Nouvelle Athènes, comme chez cette Mme de R., par exemple. Ancienne lorette ambitieuse, notre « éberluée d’alcôve », ainsi dénommée par un chroniqueur opiomane et nyctophile, est devenue, une fois les boiseries de son home refaites avec un luxe tapageur et juste ce qu’il faut de japonaiserie, la poétesse « pélléastre et saphique de l’avenue Frochot ». Mme de R. taquine la muse. Au fond, qui s’en plaindrait puisque personne ne l’écoute et que l’on rit à ses dépens. À défaut de gâter ses hôtes de nourritures authentiquement spirituelles, ce sont de vrais festins des dieux qu’elle offre en échange d’un semblant d’attention. Tout le monde sait que tout le monde y va, que le lieu est inévitable et que la représentation se trouve dans la salle. Le samedi soir au son du piano, Mme de R. décline ses litanies pendant que, derrière les rideaux, s’ourdissent les drames les plus sombres, - dénonciations politiques, avalanches de carrières dégringolant à la lueur d’un délit d’initiés - tandis que les oreilles se tendent vers la trahison d’un secret d’alcôve ou le récit de l’une ou l’autre coucherie. Dans le théâtre élisabéthain qui se joue en coulisses, pendant que la morne voix s’enfle soudain comme la promesse d’un orage, les faces-à-main se posent sur des visages goguenards, dissimulant joutes et fusées, persiflages et railleries les plus garces. On entend alors s’élever la parole suave de celle qui excelle dans l’art du spectacle : « Où donc se trouvent les water closets, cher Johnson ? Ces ‘roses moribondes dans le soir effondré’, ces ‘amours mûrissant sous l’aube parfumée’, j’en ai la vessie toute émotionnée. » Qui doute alors un seul instant que l’intérêt pour le sieur tellement flatté qui repart dans ce beau sillage ne s’effondrera pas aussi vite que le parfum des roses poétiques de la maîtresse de maison ? Mais qu’importe, parce que M. de C. possède le talent d’offrir au monde, sans jamais lasser, une plastique qui le dispute seulement au piquant d’un esprit que l’on s’arrache en tout lieu. »
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Pourtant, à mesure qu’il avançait, que les souvenirs surgissaient en rafales - des images, des voix, la voix de tous ses disparus -, il pensait aussi aux autres, les morts en sursis dont il partagerait bientôt le sort. Tout cela, se disait-il, pour quelle victoire ? Il n’y a pas de victoire. Qu’en ai-je à faire, d’ailleurs ? Rien qu’une énième guerre dont le sens nous échappe, loin qu’il est de nous, placé entre les mains de la postérité. Rien qu’une énième avancée dans l’aventure des techniques, une nouvelle formidable accélération de l’histoire, un moyen radical de faire changer les choses. Après, évidemment, plus rien ne serait comme avant. Mais de quelle platitude mensongère pouvait-il se prévaloir quand le drame de tous ces gosses, se faisait-il, c’est qu’ils vont au casse-pipe dans un mécanisme de régulation qui requiert leur peau. Ils les sentait marcher autour de lui, de ce pas aussi ferme et décidé, la tête pleine de chimères, et pensait au moment où certains pleureraient comme les enfants qu’ils sont et que lui, il ne pourrait pas leur expliquer que tout avait été prévu avant même leur naissance. « Moi, leur disait-il en imaginant la conversation qu’il n’avait pu avoir, en perdant la vie, je la gagne ! Je la gagne, nom de D… ! » Si seulement, il avait pu leur faire savoir qu’ils pourraient s’abriter derrière lui, qu’il leur offrirait son corps en guise de bouclier, que lui, il était vraiment venu pour cela, pour se laver de tout un tas de vieilles dettes, et d’une obligation aussi, peut-être, à l’égard de celui par qui il avait vu le jour, parce que plus rien, dans ce monde borné de la jouissance, ce cénacle de géants furieux, d’aigles et de poissons voraces, rien n’avait de sens et que, même ceux qui en profitaient, ceux qui n’y croyaient pas, eh bien…. « Moi, les gars, je ne vais pas vous dire que ça sert à quelque chose, non, je ne vais pas vous raconter ça. Ni vous chanter : que sont les guerres devenues ? Parce que son temps, on est bien obligé de se le coltiner. Alors, cherchez en vous, les mômes ! Appelez-ça devoir si ça vous va. Oui, devoir, c’est ce que l’on doit ! Moi, en perdant la vie, je la gagne. Je gagne une terre pour mes os, une terre, c’est ce qu’on appelle… »
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- Pour des gens comme moi, avait-il repris avec une grimace, toute déchéance dans une société déchue est bonne à priori. Mais, pour un barbare tel que vous...
Un flux de sang lui était monté aux joues, suivi d’un accès de toux qui avait couvert l’agitation pendant quelques secondes. Puis, se reprenant :
- Moi, je vous voyais plutôt dans un environnement qui permettrait à vos sens… de se régénérer. Que diriez-vous d’une escapade en forêt ?
C’est alors qu’il lui avait parlé du Harvouët, la propriété familiale en lisière de Brocéliande. Le printemps approchait. Les jours s’annonçaient plus cléments. C’était là-bas la saison des camélias. Le lilas, aussi, s’apprêtait à refleurir. « Le paysage, Marvillèse ! Vous n’y avez jamais pensé ? La futaie de Paimpont ou la lande, les tourbières et les ajoncs de l’intérieur, le tapis mauve des bruyères, c’est comme vous voudrez et, pour ne pas perdre la main, je vous offre un cadeau en prime, l’occasion d’un bien touchant portrait. Ma jeune sœur va sur ses dix-huit ans. Une femme, déjà ! »
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