On pourrait croire que l'histoire débute avec l'arrivée de Martin et de sa femme, Claire, tous deux britanniques venus s'installer à Hong-Kong pour des raisons professionnelles. On pourrait croire, oui, que le récit démarre en 1952, alors que Claire donne son premier cours de piano à une jeune enfant, dont les parents, Victor et Melody Chen vivent dans le confort et l'opulence.
Croire cela, ou plutôt uniquement cela, serait lacunaire.
Car si Claire est intéressante, c'est parce qu'elle devient un lien ouvert sur le passé, dix ans plus tôt, alors que les Japonais commençaient à envahir la Chine, à séparer les Eurasiens et les étrangers, à distiller la peur et l'incertitude. En 1942, à Hong-Kong, vous auriez croisé Trudy, une Eurasienne, mais surtout la femme la plus éclatante dans les salons anglais. En 1942, dans ces salons, il y avait aussi William. Fraîchement débarqué de l'Angleterre. Il est beau, Trudy ne lui laisse même pas le temps de regarder les autres femmes.
" - Je suis très forte, murmure-t-elle. J'espère que je ne te détruirai pas.
Il rit.
- Ne t'en fais pas pour ça...
Mais ensuite, il n'est plus si sûr."
L'une des grandes forces de ce roman est d'avoir su créer entièrement un univers, ou plutôt de conjuguer la réalité historique et une architecture plus sentimentale, ce qui au final donne un mélange exaltant de fiction et de réel. D'autant plus que dans nos contrées occidentales, il me semble plutôt rare de lire un roman qui parle de l'impact de la Seconde Guerre Mondiale dans une colonie britannique rattachée à la Chine (mes termes ne sont pas très justes, mais pardonnez-moi, l'histoire est la seule matière où je n'ai pas eu la moyenne au bac, merci) (oui, je l'ai eu en anglais, je sais que c'est invraisemblable) (mais bref). Cela m'a plu de découvrir ce qui s'est passé à Hong-Kong, entre les Japonais inhumains (mais comme le dit William dans le roman, tout soldat perd son humanité, et devient barbare, peu importe la nationalité), les étrangers retranchés dans des camps, les autochtones parfois massacrés en pleine rue, surtout s'ils avaient une ration de riz dans les mains...
Le récit alterne passé et présent, 1942 et 1952, et cette forme croisée est extrêmement maîtrisée par la romancière, qui montre ainsi les cicatrices laissées par la guerre, à la fois dans la ville et chez les individus. Tout ceci serait, en quelque sorte, le cadre de l'histoire, le décor dans lequel se meuvent ensuite les personnages, totalement fictifs. A ce sujet, je préfère ne pas m'étendre pour laisser le plaisir de la découverte aux futurs lecteurs, même si je peux quand même avouer que William est le centre des intrigues, dans ce sens où il était un Britannique amoureux en 1942, et qu'on le retrouve en homme désabusé dix ans plus tard, lorsqu'il rencontre Claire... Il me semble que Janice Y. K. Lee a particulièrement soigné les portraits de certains personnages, qu'ils soient importants (Trudy, William) ou même secondaires (Martin est formidable d'insensibilité et de banalité). Petit à petit, le lecteur récolte des indices pour reconstituer lui-même le puzzle des amours passées (quelle belle formule), tout en cherchant des raisons aux événements qui ont eu lieu... William a l'étoffe d'un grand personnage littéraire, on le sent détruit, indécis, nostalgique et fidèle, et chacune de ses apparitions, dans le roman, donne encore plus de corps au texte, l'embellit et le renforce. Ses séquelles physiques (il boîte suite à une vilaine blessure au genou) ne sont là que pour sublimer ses blessures morales, ses regrets, ses chagrins. C'est un homme qui ne pourra plus marcher, vivre, normalement.
Si j'insiste autant sur cet aspect du roman (alors que le reste de l'intrigue est tout aussi bien mené, parvenant à convaincre sans effort le lecteur), c'est parce que certains passages, certaines phrases, m'ont évoqué
Hemingway. C'est vrai, quoi, chez Ernest, il y a la guerre et l'amour. Les couples qui regardent la pluie et se séparent au lever du jour, parce qu'il faut retourner combattre (les autres, soi-même). J'ai retrouvé certaines fêlures hemingwayennes dans ce roman, ce qui dans ma bouche relève du compliment absolu.
Le professeur de piano m'a transportée loin de mon quotidien, et le voyage était beau. Triste, difficile, avec une pointe de douleur dans la gorge, mais c'est ce qui rend le voyage intéressant. Et puis, il y a le reste - les forces qui ont permis de survivre au désastre.
"S'il parvient à préserver une petite part de sa personne pour lui tout seul, tout ira bien, peut-être."
Ah, ce peut-être...