Un livre sur la guerre ? Sans moi. D'un auteur de policiers ? Mon coeur est à Connelly. Un prix Goncourt ? Pas convaincue. le temps passe, je n'achète pas, je ne veux pas qu'on me le prête, jusqu'à ce que l'amie intello me le prête (amie avec un A). Et maintenant je me sens orpheline de ce livre, je voulais à la fois le finir, et à la fois qu'il ne finisse pas. le finir, parce que ce fut comme une addiction installée dans ma chair au fil des pages. En fait
Pierre Lemaitre ne raconte pas la guerre, mais les dessous, les manigances, les arrangements financiers et les profits qui se tricotent, au profit des chefs, au détriment des soldats, des gueules cassées, des démunis. le ton n'est cependant pas moralisateur, voyez comme il y a eu d'abus. Non,
Pierre Lemaitre est plus malin : il nous insuffle le désir de la justice, il nous transmet ce désir, mais il garde les ficelles lorsqu'il décrit, et c'est parfois caricatural, parfois franchement drôle, et ça n'en finit pas, l'ascension d'un parvenu prêt à tout pour s'enrichir et on marche, on se passionne, le mal progresse, impuni et couvert de gloire. D'une certaine façon la guerre n'est rien, il y a bien quelques obus, des morts, Verdun 1914, mais le vrai drame commence avec l'armistice, avec ses conséquences en particulier sur les blessés graves, paranoïa, folie et grande misère. On les voit, ces petits, perdant leur boulot au retour d'un combat inégal, ne portant pas plainte contre le sort injuste qui leur est fait, survivant, se cachant, pris au piège des mensonges qu'ils ont été obligés de faire. Et on voit le trafic des cercueils, certains remplis de terre, ou trop petits, ou intervertissant le nom du cadavre avec les os, parfois rongé par les chiens, pour le profit plus grand d'un plus cynique.
Pierre Lemaitre n'invente pas et cela se sent, il s'est documenté précisément quand il cite les nombreux trafics de plusieurs organismes, de plusieurs personnes, et de l ‘Etat aussi, sans oublier les familles qui de nuit récupèrent leurs morts, ou ce qu'ils croient qu'ils sont, puisque entreposés par des illettrés dans les cimetières étatiques. Côté roman, puisque ce n'est pas un policier, nous lisons les récits croisés de celui qui trompe sa femme avec la femme et la soeur de son associé (il ne manque que la mère pour faire une famille, dit il, mais elle est vraiment trop moche), du général « après la guerre qu'il avait gagnée, bordel de Dieu, on pourrait quand même lui foutre la paix, non ? », de l'homme d'affaire indifférent à ses enfants et que la mort du fils indiffère encore plus, du grotesque gratte papier imprésentable, balancé de poste en poste par l'administration, et pétri de moralité qui ne lui servira à rien, de la fille de l'homme d'affaire « plutôt banale vue de face, mais très jolie vue de dot » et nos deux amis fin de course, tous ces personnages se côtoient ou s'évitent, défendent leur fortune en écrasant les autres, ou cherchent juste un peu de nourriture, ils sont vivants, ils palpitent, leur sort importe …. Si bien qu'ils ont fait partie de mes soirées et de mes impressions au réveil, ils m'attendaient avec impatience lorsque je partais, parfois je restais avec eux sous la couette, il pleuvait dehors, bonne aubaine. Et le matin, fidèles, ils étaient là, je n'en pouvais plus du sort qui s'acharnait sur certains, et qui s'acharnait encore, il fallait que je sache, ça y est, j'ai fini. Orpheline, je vous dis.