Ebauches de néant, un carnet retrouvé

Jean Louis Lorge s'est suicidé en 1984 sans laisser d'explication à son geste. Il avait 28 ans. Début 1990, le Passeur, éditeur-école du Cecofop, Centre de conseil et de formation professionnelle nantais sans équivalent en France, publia "Ébauches de néant, un carnet retrouvé (1983-1984)", un recueil d'aphorismes, de notes, de fragments et «journal de bord» en désordre établi, annoté et présenté (remarquablement) par son ami de longue date Thierry Fleurance-Averty. Noëlle Dubois avait en effet confié à Thierry Fleurance-Averty le carnet laissé par son frère. Grand et précoce lecteur («insatiable mais conséquent»), manifestant un goût exacerbé et quasi exclusif pour la littérature, Jean-Louis Lorge, dans ce livre de 150 pages, cite tour à tour et dans le désordre Rousseau (Les Confessions), Villon, Lanza del Vasto (Le Pèlerinage aux sources), Goethe (Les Souffrances du jeune Werther), Zola (L'Assommoir et Nana), Aragon (Les Beaux quartiers), Proust, Dostoïevski (Les Possédés), Simenon, Balzac (Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes), Malraux (La Condition humaine et L'Espoir), Céline (Voyage au bout de la nuit), André Breton, Drieu La Rochelle (Gilles), Albert Cohen (Belle du Seigneur), Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe), Julien Green, Nietzsche ou René Girard – liste non limitative ! Dans ces fragments d'une vie qui évoquent plusieurs fois la mort volontaire, on peut lire : «Le suicide : un goût de silence absolu ne devrait pas prêter aux parlotes.» Lorge, noctambule impénitent, curieux d'expérimenter alcool et excitants, perfectionniste en tout jusqu'à l'excès, se présentait comme anarchiste et se révéla, du point de vue de la morale stéréotypée, un «asocial» («Un goût immodéré de la littérature vous dénude, vous rend impropre à l'existence sociale [...] La littérature est ce qui m'a détraqué, égaré dans la vie [...] le commerce des livres suppléant au commerce des hommes») et pourtant «très vivable», témoignant d'une culture littéraire et historique prodigieuse. Au delà de la littérature, Lorge s'interrogeait sur la question israélo-palestinienne, le nazisme, l'antisémitisme et le sionisme. Voyageur, il était allé en Afrique et au Maroc pour mieux comprendre "Eumeswil" de Jünger, l'une de ses grandes admirations. La promotion Pro-libris III du Cecofof, à qui l'on doit ce livre marquant et inoubliable, d'une rare justesse d'écriture, notamment dans la maîtrise de la concision, était composée de deux étudiantes et trois étudiants. Je crois me souvenir que Jean-Louis Lorge était documentaliste ou bibliothécaire à l'université de Nantes. En interrogeant aujourd'hui son nom sur cet étrange machin qu'est Internet, on peut obtenir cette réponse : «En quelques clics seulement, revendez sur fnac.com votre Ebauches de Neant et gagnez de l'argent» (sic). Nul doute qu'il aurait ri, comme il savait très bien le faire.