Merci aux éditions de l'Atelier de l'agneau qui m'ont envoyé ce livre dans le cadre de Masse critique.
À peine reçu, je lis des passages de ce recueil à haute voix… Oui, la
poésie ça se déclame… et bon sang ! Comme celle-ci est sonore ! Comme elle sonne et résonne ! La dédicace personnalisée de l'auteur me promet du rythme et me prévient que ce sera joyeux et amer à la fois… Rien qu'avec le titre, cette association de violence et de douceur, Matraque Chantilly, et le sous-titre Journal STOP, je m'y attendais…
Une matraque est un instrument contondant, fait d'un cylindre de caoutchouc avec souvent une armature de fer, utilisé pour assommer quelqu'un : c'est l'arme de répression par excellence, celle des matons ou des C.R.S. Un coup de matraque, cela fait mal, cela laisse des traces de contusion, des hématomes… Dans l'imaginaire collectif, c'est souvent associé aux bavures policières, à des réactions exagérées, disproportionnées par rapport à la réalité ou à la gravité des faits.
La chantilly, c'est le nom d'une crème fraîche et froide, fouettée en mousse, sucrée et parfumée à la vanille. C'est la crème chantilly qui habille les desserts : on peut ainsi en mettre de manière plus ou moins abondante, selon sa gourmandise…
Et un journal relate les évènements de la vie quotidienne, ici ceux du printemps 2016 en France. Mais attention ! C'est le journal d'un poète… Il ne faut pas espérer tout comprendre.
J'abandonne vite le calligramme du début car ce n'en est pas un, en fait : il est illisible en tant que mots. Mais il représente un nuage de chantilly découpé dans le texte de ce que je vais lire, n'est-ce-pas ?
Immédiatement, cette
poésie urbaine qui se scande comme des slogans de manifestations ou plus littérairement, en marquant l'alternance des longues et des brèves et en insistant sur les temps forts, me prend aux tripes. Immédiatement, je sens que cela va fonctionner…
Quand on écrit un journal, c'est pour ne pas oublier… Que faut-il retenir de ce printemps 2016 ? Que nous en dit
Marius Loris ? L'état d'urgence, certes, mais pas que… le printemps, c'est aussi le temps de l'amour, du renouveau, malgré la violence, les mouvements sociaux et les désillusions politiques et sociales. Au printemps, on revient se promener dans les rues pour le plaisir, même si on descend aussi dans la rue pour manifester son désaccord face à la loi travail, même si les forces de police pratiquent la répression à outrance. le printemps, c'est l'espoir à nouveau, mais pas pour tout le monde : il vaut mieux être blanc-blanc, « blanc bec de ma face », plutôt que marron foncé ou noir clair, « vieux franco marocain » par exemple. Ce printemps 2016 valorise et stigmatise, ensoleille un espace public restructuré par une dérive sécuritaire, « saloperie de l'espace qui s'échappe qui ne veut nous appartient pas »..
Ce printemps appelle le souvenir des printemps passés : « jeunesses qui déboulent le boulevard
Voltaire de triste souvenir le 8 février 1962 des communistes morts étouffés matraqués dans leur mare c'était la guerre d'Algérie les bidules et les plasticages de l'OAS ». Ce printemps fédère toutes les justes causes, « toutes luttes égales », même si « les intérêts sont opposés comment faire commun comment faire un noeud bien dur dans tout ça si les intérêts objectifs n'existent pas »…
La vie rencontre la mort, la rectitude des rues ressemble à celle des allées des cimetières, les appartements comme les concessions sont à louer, la ville s'oppose à la campagne, les souvenirs du passé viennent interroger la vie présente, « à croire que les êtres bons sont morts depuis la fin de l'enfance ».
Le corps qui « prend le dessus sur la raison » est omniprésent avec des métaphores autour des fluides expulsés : « morve déployée », conscience aspirée par « l'anus de la ville », finir « de démouler un bronze » en apprenant la mort d'un être cher, « contraction avant le pet de l'âme vers les cieux », « traumatisme de la gangrène qui continue sa lente pulvérisation hexagonale », « relations fécales du travail »…
Marius Loris invente-t-il un nouveau langage ? Ses performances sont immédiates, rythmées et sonores dans l'urgence, donc efficaces… le style est télégraphique, comme codé, les articles et déterminants souvent absents. Il s'agit « d'écrire des choses sèches et mal dégrossies », de « recourir à la sélection, au triage des informations par un système de sablier mental » pour mettre en lumière la répression policière et les formes de résistance qui peuvent s'y opposer ; pour cela, il faut une langue qui se démarque des courants dominants : « deux conversations avec des phrases c'est déjà beaucoup dans ce cataclysme contemporain où langage bouillie main Stream post-moderne à la crème chantilly ». Il faut aussi une nouvelle respiration, matérialisée par le signe « STOP ».
Cette parole est difficile, laborieuse, épuisante car les mots du poète se perdent, se changent en « cris d'oiseaux » ridicules face aux mensonges exponentiels du langage politique, au « langage prostitué du pouvoir et de l'argent » et à « l'encre pourrie » des journalistes. Mais, une fois posé le triste constat du caractère réducteur des discours conventionnels,
Marius Loris joue la provocation, s'interroge et nous invective sur le rôle de la littérature « qui parle d'elle-même se scrute le nombril » avec « ses babillages stériles » qui « érode les certitudes » et « décrédibilise la parole », ses « milliards de livres écrits (pour combien d'inutiles) » qui ne nous ont rien appris. le poète est frustré : « n'avoir que des mots pour sa colère c'est puéril et désespérant ». Mais les mots sont les armes des poètes, même s'« il faudra des siècles de mots colériques, de colère comprimée dans la parole pour en finir avec l'époque la plus laide de l'histoire humaine ». C'est la fin du lyrisme ;
Marius Loris troque la lyre d'Orphée contre un marteau-piqueur, outil de destruction, ou un trébuchet, engin de guerre moyenâgeux qui servait à envoyer des projectiles sur les murailles ; il célèbre la «
poésie de l'émeute ». le poète la joue cependant modeste, se décrit comme « un plumitif de plus qui croit croasse son bréviaire » et reconnaît que c'est dur de vivre de sa plume : « on n'en dort plus on ne vit plus que de l'aumône de ceux qui vous lisent une fois par an (merci à eux) ».
Le poète questionne aussi le sens de l'Histoire avec un grand H. Là encore, il est plutôt pessimiste ; selon lui, « l'Histoire aime les perdants et les perdants aiment perdre » et « il n'y aura jamais d'apaisement avec l'Histoire de France ». Comment alors échapper à cette violence historique, à ses dévastations ? « Il faut savoir en rire pour tenir le corps dans la tempête, plier sans rompre oui, le grand rire cassé qui trépigne dans l'au-delà des évidences ».
Marius Loris pose la problématique de la « violence légitime », « espère [les criminels contre l'humanité] dans la terreur de la mort et de la folie, guettés par les fantômes borgnes de l'Histoire ».
Le recueil finit-il sur une note optimiste ? Pas vraiment… La loi travail est passée avec le 49.3, souvenez-vous : « les rêves et les idées meurent comme les hommes, et les espérances peuvent elles aussi mourir »…
Le poète, cependant, célèbre l'homme, l'amitié, la fraternité et le compagnonnage et se retrouve dans l'amour partagé avec B : « vous vous croyez innocent quand vous dites j'aime cette femme et vous voulez conformez vos actes à votre amour, mais en fait vous commencez la Révolution STOP Je commence la Révolution dans les bras de B et je réalise que je me dois à elle, je me dois à l'amour ou alors il n'y a aucune loi sur terre et rien n'est vrai STOP je l'aimerai encore toute la nuit et le lendemain et le lendemain encore … STOP ».
Je ne connais pas les influences de
Marius Loris… Je ne connais que mes propres références poétiques. Pour intellectualiser ma chronique, je me permets de faire un rapprochement avec Émile Verhaeren, notamment avec « le Port », « La Révolte » et « Les Idées »,
poèmes issus des Villes tentaculaires. Je vois aussi des passerelles possibles avec
Apollinaire, par exemple avec « Zone », dans le recueil
Alcools, où le poète évoque les sujets qui le préoccupent dans une
poésie urbaine, avec des ambiguïtés sémantiques, des ruptures, une prise de liberté avec la ponctuation et une forme de cubisme littéraire. Je retrouve aussi
Rimbaud avec ses
poèmes en prose d'
Illuminations, dans une relation dynamique au monde et une certaine compréhension du rapport à l'altérité, mais hermétique et hallucinatoire parfois.
Mais tout cela n'est que subjectivité et interprétation… STOP !
Je recommande
Matraque chantilly Journal STOP. C'est une lecture difficile, une
poésie compliquée mais très belle, brute mais sincère, douloureuse comme une plaie non cicatrisée…
À découvrir, à déclamer, à méditer… À lire et à relire.